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3 février 2014 1 03 /02 /février /2014 23:07
Objet du module 26

Ce module a pour objet de fournir une vue d’ensemble sur les accords multilatéraux sur le commerce et les investissements dans le contexte de la jouissance des droits ESC.

Ce module

  • souligne le bien-fondé d’une approche des actions axées sur les droits humains en ce qui concerne ces accords;
  • propose un cadre des droits humains fournissant un fil directeur pour ces actions;
  • présente les coalitions internationales d’organisations de la société civile qui travaillent à l’heure actuelle sur ces accords; et
  • identifie les défis et opportunités auxquelles sont confrontées les organisations qui cherchent à protéger les droits ESC des impacts négatifs de ces accords.

Introduction

À l’aube du vingt-et-unième siècle, la mondialisation économique [1] domine la planète.  Ses manifestations ont lieu tout autour de nous, notamment ses nombreux échecs.  Les injustices en découlant ont été décrites dans de nombreux rapports de l’ONU.  Même les forums sur la politique économique internationale reconnaissent aujourd’hui que l’effet de « ruisselle-ment », considéré depuis longtemps comme la justification sociale de la libéralisa­tion éco­nomique, n’a pas lieu.  Les études comme celle de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), Rapport sur le commerce et le développement 1997, et le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), dans leur Rapport mondial sur le Développement Humain 1997 (RDH 1997), démontrent formellement que le contraire se produit.  La CNUCED décrit la manière dont, depuis le début des années 1980, l’économie mondiale se caractérise par une inégalité croissante à la fois entre les pays et à l’intérieur même des pays, comment les disparités de revenus entre le nord et le sud conti­nuent de s’élargir; et comment la part de revenus des 20 pour cent les plus riches a augmenté pratiquement partout, tandis que celle des 20 pour cent les plus pauvres a chuté. [2]  De même, le RDH 1997 signale que, même si les besoins ont considérablement diminué dans nombre de régions du monde, un quart de la race humaine vit encore dans une pauvreté extrême.  Il dé­montre que l’indice de développement humain (IDH) du PNUD a décliné dans plus de trente pays—c’est à dire davantage cette année que depuis la première publication duRDH en 1990—et que si la mondialisation économique a contribué à réduire la pauvreté dans les pays en développement les plus forts, elle a produit un écart qui ne cesse de s’étendre entre les gagnants et les perdants, à la fois entre les pays et à l’intérieur même des pays. [3]

Il est ironique de constater que les États-Unis, dont l’idéologie a créé et maintient l’architecture mondiale dont dépend la mondialisation économique, ont fait eux-mêmes l’expérience de l’expropriation et de la pauvreté. [4]   La pauvreté est aujourd’hui plus étendue et plus sévère aux États-Unis que dans aucun autre pays industrialisé.  De puissantes voix, dont celle de Joseph Stiglitz, l’économiste en chef de la Banque mondiale, émergent à l’heure ac­tuelle de cette nation pour questionner le bien-fondé de la mondialisation économique telle que nous la connaissons. [5]

Comme si les effets nuisibles de la libéralisation du commerce et des investissements ne suffi­saient pas, l’on tente actuellement de créer les conditions qui permettront la libre circu­lation des capitaux.  Cette tendance naquit lors de la dérégulation des marchés mondiaux dans les années 1980 et 1990.  L’accroissement considérable de la mobilité financière s’avère très dangereux pour la santé des économies nationales—comme nous l’avons vu avec la crise de l’Asie du sud-est à la fin des années 1990—mais l’augmentation exponentielle et l’échelle actuelle de ces flux financiers sont stupéfiantes.[6]

Au cours des années 1997 et 1998, l’Organisation de coopération et de développement économi­ques (OCDE), le club international des vingt-neuf pays les plus riches du monde, négocia l’adoption d’un Accord multilatéral sur les investissements (AMI).  S’il avait été adopté, l’AMI aurait apporté une contribu­tion considérable à ce qui a été ap­pelé la « constitution d’une seule économie mondiale » ou « une charte des droits et libertés des en­treprises multinationales . . . une déclaration de contrôle des entre­prises ».  Jusqu’en février 1997, date à laquelle une version prélimi­naire fut révélée, l’AMI avait été négocié pratiquement en secret et poussé par l’action agressive de la Chambre de commerce internatio­nale, le US Council on International Business (Conseil américain sur le commerce international) et autres groupes soutenus par les entrepri­ses.  L’objectif général de l’AMI était de boucler le plan de libérali­sation économique qui favorisait les droits des investisseurs et entre­prises multinationaux au détriment de ceux des travailleurs, des consommateurs, des communautés et de l’environnement.

image003.gifEn décembre 1998, sous la pression intense exercée par les organisations de la société civile (OSC) [7] et en réponse au retrait de la France des négociations, l’OCDE abandonna l’AMI (décrit ci-dessous).  Toutefois, l’accroissement de la liberté des in­vestissements figure très visiblement à l’agenda de divers forums mondiaux et régionaux.  Les points de l’AMI qui ont mobilisé les ONG d’environnement, de droits de l’homme [8] et de développement sont main-tenant débattus dans les instances de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), du Fonds monétaire international (FMI), de l’Accord de libre-échange des Amériques (ALEA) et ailleurs.  Les OSC doivent se montrer encore plus vigilantes.

C’est dans le contexte des tentatives de libérali­sation des finances, du commerce et des inves­tis­sements que les militants envisagent ce qui est peut-être le plus grand problème de leur action: comment soutenir les forces qui contestent, exposent, démystifient et discrédi­tent l’appât de la mondialisation économique et émoussent le pouvoir de ceux qui conçoivent des systèmes qui poussent le monde au bord d’un dé­sastre économique et social—processus déjà évi­dent avec les crises récentes en Asie du sud-est, en Russie et au Brésil.

Il est urgent que les acteurs et militants sociaux s’attaquent aux systèmes économiques du monde, à quelque niveau que ce soit—du recueil d’informations et de l’amélioration de la compréhen­sion de la situation à mise en œuvre de recherches sur les impacts de la mondiali­sation; des actions destinées à réformer les institutions mondiales aux demandes d’intervention au cours des négociations internationales et régionales sur les traités économi­ques et à l’exigence d’un rôle accru pour les Nations Unies.

Les OSC ont la tâche d’œuvrer à tous les niveaux pour la mise en oeuvre des droits humains, en particulier des droits ESC.  Il est ironique de réaliser que le catalyseur de ces activités ré­side dans les processus mêmes produits par la mondialisation économique.  Des alliances transnationales encore plus étendues sont nécessaires pour rétablir ce qui a été détruit au cours des dernières décennies.  L’incompréhension des nombreuses dimensions de la mond-ialisation, dont certaines ont un caractère très technique, la réticence à lutter avec les insti­tu­tions qui l’ont poussée et la concentration sur les actions locales ne feront que marginaliser les OSC et condamner des millions de personnes à être encore plus exclues et appauvries.

Le bien-fondé d’une approche axée sur les droits humains

De plus en plus de personnes et d’institutions reconnaissent désormais les problèmes du mo­dèle de libéralisation économique, mais elles omettent le cadre dans lequel il convient d’élaborer la politique économique pour le bien-être de l’humanité.  Les déclarations et trai­tés internationaux actuels sur les droits humains, [9] ainsi que les mécanismes des Nations Unies qui font le suivi de leur application, fournissent ce cadre et confèrent aux États les obligations juridiques de protéger, promouvoir et satisfaire les droits humains.  Ces instru­ments constituent ensemble des points de départ utiles à partir desquels on peut formuler et mettre en œuvre les droits collectifs, notamment le droit au développement et à un environ­nement sain. Certains instruments promeuvent aussi les droits collectifs de groupes particu­liers tels que ceux des populations indigènes et tribales, des minorités, ainsi que ceux des handicapés. [10]   Les droits collectifs vont être l’objet d’un important travail de formulation et seront au cœur d’un vaste domaine d’action, étant donné les voix qui se font entendre pour réclamer le droit à l’eau potable, les droits des femmes, des populations indigènes et des tra­vailleurs agricoles. 

Les instruments relatifs aux droits humains reposent sur les principes fondamentaux de non-discrimination, d’égalité, d’autodétermination et du droit à la participation politique.  Les droits humains fournissent la perspective, le contexte et la substance (par les droits contenus dans différents instruments) qui permettent d’aboutir au développement durable et à la justice pour tous.  Vue sous cette lumière, la réalisation des droits humains pour chaque femme, homme et enfant constitue le principal système par lequel on peut chercher à responsabiliser les investissements internationaux, les finances et les régimes commerciaux.  Les politiques, programmes et instruments émanant de la mondialisation économique ont un impact sur les personnes au niveau local, soit directement par l’acquisition des ressources naturelles, soit indirectement par l’influence des politiques nationales qui minent les capacités des popula­tions et des communautés, en particulier des marginaux, à contrôler leur propre espace et leurs ressources.  Ces impacts constituent clairement une violation des obligations acceptées au niveau international en vertu des traités sur les droits humains.

Les dangers inhérents aux nouveaux accords sur les investissements sont clairement exprimés par Oxfam dans sa mise à jour de 1998 concernant l’AMI. [11]  Les réserves qu’elle exprime indiquent la menace grave que représentent les principes et dispositions des nouveaux ac­cords régionaux et internationaux sur les investissements pour les principes fondamentaux des droits humains, tels que la réalisation progressive des droits ESC.  Les objections émises par Oxfam vis-à-vis de l’AMI sont résumées comme suit: [12]

Portée

•         Couverture de chaque secteur économique et interprétation élargie de l’investissement.
•         Couverture de chaque échelon administratif (local, provincial et national), sans prise en compte suffisante du principe de subsidiarité ou du consentement informé des administrations locales et provinciales.

Processus

•         Manque de transparence et de participation de tous les acteurs (y compris les ONG) et organismes au niveau  intergouvernemental et gouvernemental.
•         Exclusion des pays en voie de développement des négociations, même si ces pays constituent les cibles clés du traité éventuel.
•         Modèle de négociation descendante au lieu d’une démarche ascendante secteur par secteur (« positive »).
•         Manque d’examens indépendants adéquats, transparents et opportuns sur les impli­cations sociales et environnementales du projet d’AMI pour les pays de l’OCDE et les pays en voie de développement.
•         Absence de coordination des politiques au niveau de l’OCDE et du gouvernement pour assurer que le projet d’AMI favorisait au lieu d’empêcher la réalisation des obligations nationales aux termes des traités internationaux, sociaux, environne­mentaux et sur les droits humains.

Principes

•         Concentration exclusive sur la protection des investisseurs et des droits privés de propriété, sans accorder d’attention comparable aux obligations et à la responsa­bilisation des investisseurs.
•         Interprétation rigide du principe de non-discrimination, qui peut conduire au traite­ment non seulement favorable, mais meilleur, des investisseurs étrangers par rapport aux investisseurs nationaux.
•         Interdiction globale des contrôles des investissements étrangers et de la supervi­sion des gouvernements—sauf lorsque des exceptions ont été négociées spécifi­quement.

Dispositions

•         L’inclusion sans précédent de dispositions de traitement national et d’accès aux mar­chés pendant la phase de pré-établissement, et non uniquement pendant la phase de post-établissement commune aux traités d’investissements bilatéraux.
•         L’interdiction des conditions de performance obligatoire (par exemple, contenu lo­cal et stipulations d’emploi).
•         Caractère inadéquat de la clause de non-diminution des normes, proposée pour em­pêcher la pression sur les dispositions concernant l’environnement et la main d’œuvre, afin d’attirer les investissements étrangers.
•         Définition ample de l’expropriation, dont pourraient abuser les investisseurs étran­gers (cf. les précédents aux termes de l’Accord de libre-échange nord-améri­cain) et qui pourrait menacer la législation nationale légitime sur l’environnement, la taxation, la santé et la sécurité, les droits des consommateurs et des travailleurs.
•         Parti pris pour les investisseurs étrangers dans le cadre du règlement des litiges en­tre l’État et les investisseurs, qui permettrait aux investisseurs étrangers d’intenter des procès aux gouvernements auprès de tribunaux secrets, pour alléga­tion d’infraction des règles de l’AMI, mais qui ne fournit aucune capacité juridi­que correspondante pour les citoyens qui tentent d’apporter des preuves auprès de ces tribunaux.
•         Nature non-démocratique des clauses de statu quo et de recul, qui forceraient les lois nationales à se conformer progressivement aux disciplines de l’AMI, fait qui serait irréversible, même si les gouvernements nationaux et les priorités changent, sauf si les pays se retirent de l’Accord.
•         Absence de toute disposition (fiscale et régulatrice) visant à réglementer les incita­tions aux investissements, à renforcer les lois sur la concurrence ou à combattre les pratiques commerciales restrictives.

L’International NGO Committee on Human Rights in Trade and Investment (Comité internatio­nal des ONG sur les droits humains dans le commerce et les investissements) (décrit ci-dessous) a identifié quatre droits humains fondamentaux qui sont menacés.  Il a proposé un cadre utile pour expliquer une approche axée sur les droits humains et a offert des directives claires pour obtenir et conserver ces droits: [13]

La primauté des droits humains: La promotion et la protection des droits humains doi­vent être acceptées comme le cadre fondamental et le but de tous les accords mul­tilatéraux et bilatéraux sur les investissements, le commerce et la finance.  Ces ac­cords ne peuvent exclure ou ignorer les principes et objectifs relatifs aux droits humains sans perdre leur revendication la plus fondamentale de légitimité.

Non-régression: Tous les États ont le devoir de respecter, de protéger, d’assurer et de remplir leurs obligations internationales relatives aux droits humains; ils ne peuvent y déroger ou les limiter, sauf comme prévu expressément dans les traités pertinents.  Les conditions de « recul » et de « statu quo » établies dans l’AMI sont incompatibles avec l’impératif de réalisation progressive des droits ESC, stipulé explicitement dans le PIDESC.  (Voir au module 9 les obligations des États.)

Le droit à un recours effectif auprès du forum approprié: Le droit à un recours effec­tif d’une personne dont les droits ont été violés ne peut être ignoré par l’État ou refusé par les institutions intergouvernementales.  Les organes d’investissements ou de commerce ne doivent pas statuer sur des affaires qui font clairement partie du do­maine des droits humains comme si elles n’étaient que des litiges entre entreprises et acteur étatiques.  Elles doivent être réglées par les forums nationaux, régionaux et internationaux, ainsi que par les mécanismes d’exécution appropriés.

Le droit de participation et à un recours effectif des personnes et groupes concer­nés: Les droits humains ne peuvent être réalisés si le droit de participation des popu­lations concernées à la planification, à la mise en oeuvre et à un recours effectif n’est pas respecté.  La participation des femmes dans tous ces processus est particulière­ment importante.

Les nouveaux mouvements sociaux qui ont adopté cette approche holistique ont beaucoup travaillé à renforcer les groupes de pression environnementaux et les mouvements de fem­mes, mais aussi à démontrer qu’il est impératif de considérer les droits humains et le déve­loppement comme étant complémentaires et de renforcer mutuellement les trajectoires qui permettront d’obtenir une justice sociale pour tous.

Outre le rapport d’Oxfam et les propositions du Comité des ONG, les résolutions émanant du programme des droits humains des Nations Unies offrent également des commentaires et di­rectives précieux. [14]  Prenons par exemple la résolution adoptée le 20 août 1998 par la Sous-commission des Nations Unies de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protec­tion des minorités, intitulée « Les droits de l'homme, objectif premier de la politique en ma­tière d'échanges et d'investissement et en matière financière ».  Cette résolution souligne que la réalisation des droits humains et des libertés fondamentales est la « responsabilité première des États et leur objectif le plus fondamental, dans tous les domaines de la gouvernance et du développement ». [15]  Cette phrase réaffirme le langage adopté par les gouvernements dans la Déclaration et le Plan d’action de la Conférence mondiale de 1993 sur les droits de l’homme. [16]  La Sous-commission exprima également ses préoccupations concernant les impli­cations de l’AMI sur les droits humains, « en particulier parce que cet accord pourrait limiter la capacité qu'ont les États de prendre des mesures dynamiques pour assurer que tous les individus jouissent des droits économiques, sociaux et culturels, et pourrait créer des avantages en faveur d'une petite minorité privilégiée aux dépens d'une majorité de plus en plus marginalisée ».  La résolution de 1998 appelait également de ses vœux la rédaction d’un document de travail sur le commerce, les investissements et les droits de l’homme.[17]

À la suite de son initiative révolutionnaire de 1998, la Sous-commission adopta au cours de sa session de 1999 une résolution intitulée « La libéralisation du commerce et son impact sur les droits de l’homme », [18] qui s’adressait directement à l’OMC en lui demandant de prendre des mesures « pour assurer l’intégration totale des principes et des obligations des droits de l’homme dans ses futures négociations ».

Elle s’attaqua également à la question problématique des sanctions commerciales pour faire appliquer les droits humains.  Un grand nombre de pays en voie de développement craignent, à juste titre, que lier le commerce aux droits humains (y compris aux droits des travailleurs) ou à la protection de l’environnement fournisse un terrain fertile à des mesures quasi-protec­tionnistes contre leurs exportations.  L’usage détourné des objectifs relatifs aux droits hu­mains comme prétextes de mesures protectionnistes déguisées ne sert qu’à porter le discrédit sur les droits humains dans le pays ciblé.  Reconnaissant cette difficulté, la Sous-commission déclara: « Les sanctions et conditionnalités négatives qui ont un impact direct ou indirect sur le commerce ne sont pas des moyens appropriés de promouvoir l’intégration des droits humains dans la politique et la pratique économique internationale ».

Le rejet apparemment catégorique des sanctions commerciales par la Sous-commission ne signifie pas qu’il ne faut jamais les envisager pour des violations des droits humains.  Toute­fois, ces sanctions ne conduisent certainement pas à l’intégration holistique des principes re­latifs aux droits humains dans la politique commerciale ou à l’incitation de l’adoption d’un cadre de droit de l’homme pour les processus d’élaboration d’une politique économique in­ternationale.

Au cours de sa session de 1999, la Sous-commission établit également un Groupe de travail (GT) sur les entreprises multinationales et les droits de l’homme.  Le GT reprend entre autres les efforts précédents menés afin d’élaborer un cadre juridique de droits de l’homme pour les multinationales.  La Sous-commission nomma aussi un Rapporteur spécial sur la mondialisa­tion et les droits de l’homme.  Elle envisage en outre d’intégrer dans un format interdiscipli­naire social la promotion et la réalisation des droits ESC dans le contexte de la mondialisa­tion économique.

Pendant les jours qui précédèrent la réunion de l’OMC à Seattle en 1999, le CDESC adressa une déclaration à l’OMC et à ses membres. [19]  Plus de 100 des 135 membres de l’OMC ont ratifié ce Pacte international.  Cette déclaration, largement publiée à Seattle, demandait in­stamment aux membres de l’OMC d’assurer que leur organisation joue « un rôle positif et constructif vis-à-vis des droits de l’homme ».  La libéralisation du commerce, affirma le co­mité, ne crée et n’aboutit pas nécessairement à un environnement favorable à la réalisation des droits humains.  Par ailleurs, la libéralisation du commerce « doit être comprise comme un moyen, et non une fin.  La fin qu’elle doit servir est le bien-être de la personne, auquel les instruments internationaux des droits de l’homme donnent une expression juridique.  » Le comité déclara être de plus en plus conscient de « la mesure dans laquelle les politiques et pratiques économiques internationales influent sur la capacité des États à respecter leurs obli­gations aux termes du traité », dans le domaine des droits ESC.  Il demanda un examen de toutes les politiques et règles internationales du commerce et des investissements pour assu­rer leur compatibilité avec les traités, législations et politiques actuels conçus pour protéger et promouvoir les droits humains.  « Cet examen doit couvrir en premier lieu l’impact des poli­tiques de l’OMC sur les secteurs les plus vulnérables de la société ainsi que sur l’environnement ».

Les nouvelles formes d’action

Prenant les instruments internationaux relatifs aux droits humains comme point de départ, plusieurs ONG internationales se mobilisèrent aux niveaux local, national et international pour promouvoir les droits ESC dans le contexte de la mondialisation économique. [20]  Ces dernières années des OSC ont également mené certaines actions remarquables, surmontant les barrières culturelles, thématiques et linguistiques, créant une solidarité et entraînant avec elles de puissantes institutions mondiales.  Parmi ces actions, citons:

The Coalition in Opposition to the MAI (La coalition d’opposition à l’AMI)

Il s’agit de la coalition mondiale créée pour contrer l’AMI.  Plus de 650 OSC et ONG de 70 pays s’unirent en une campagne mondiale qui eut recours aux médias, à diverses formes d’action, à des politiques et des traités alternatifs d’investissements et à une série de straté­gies convenues en commun.  La coalition « anti-AMI » se compose d’OSC et d’ONG à base religieuse ou non axées sur l’environnement, le développement, les droits humains, ainsi que d’élus locaux et de parlementaires.  Pendant que l’OCDE débattait sur l’AMI, la coalition parrainait des campagnes nationales anti-AMI auprès de plus de la moitié des pays membres de l’OCDE et d’un certain nombre de pays en développement.

La force de la coalition fut reconnue dans le rapport (rapport Lalumière) préparé pour le gouver­nement français et qui amena ce dernier à se retirer des négociations de l’AMI. [21]  Ce rapport mentionne la surprise des gouvernements membres de l’OCDE en face de « l’échelle, la force et la vitesse auxquelles l’opposition apparut et se développa » et poursuit:

L’AMI marque un stade dans les négociations internationales.  Nous voyons pour la première fois émerger une « société civile mondiale » représentée par des ONG qui sont souvent implantées dans plusieurs États et communiquent au-delà de leurs fron­tières.  Il ne fait aucun doute que cette évolution est irréversible.

Le rapport Lalumière mentionne l’Internet comme source majeure de force pour l’opposition à l’AMI.  Les membres de la coalition utilisèrent le courrier électronique au maximum dès le début de leur campagne.  Ils eurent recours à des listes de diffusion électroniques et à des si­tes Internet créés et exploités par les ONG pour garder contact et partager leurs stratégies, et ils informèrent des millions de personnes dans le monde sur les négociations de l’Accord.  Des projets du texte circulèrent sur l’Internet et permirent à nombre de groupes d’effectuer des critiques et des analyses qui furent ensuite redistribuées.

La coalition est toujours vigilante, car les principales dispositions soutenant la libéralisation financière émergent dans les forums économiques régionaux et internationaux ainsi que dans les instruments des traités comme le FMI, l’ALEA et l’OMC.

People’s Global Action (L’action populaire mondiale) 

People’s Global Action (PGA) est un autre exemple d’opposition mondiale à la mondialisa­tion économique. [22]   Plus de 300 représentants de mouvements populaires venant de 70 pays se réunirent à Genève en février 1998 pour lancer un mouvement populaire international contre différents aspects de la mondialisation.  Le PGA se compose principalement de mou­vements sociaux et d’organisations populaires comme l’Alliance nationale des mouvements populaires (Inde), le Front de libération national Zapatiste (Mexique), le Mouvement des paysans sans terre (Brésil), le Mouvement des paysans des Philippines et le Syndicat des tra­vailleurs et travailleuses des postes.

Cette réunion donna naissance à un manifeste populaire contre le « régime des entreprises » mondial, qui proclame que:

l’OMC, le FMI, la Banque mondiale et autres institutions qui favorisent la mondialisa­tion et la libéralisation veulent nous faire croire aux effets bénéfiques de la concurrence mondiale.  Leurs accords et politiques constituent des violations directes des droits humains fondamentaux (y compris des droits civils, économiques, sociaux, des droits au travail et des droits culturels) codifiés dans le droit international, dans nombre de constitutions nationales et ancrées dans l’esprit des peuples comme faisant partie de la dignité humaine. [23]

Au cours de la deuxième réunion ministérielle de l’OMC en mai 1998, le PGA organisa une série de manifestations dans le monde entier, notamment à Genève.  L’OMC fut préoccupé par la publicité négative qui en résulta.  En mai 1999, le PGA organisa une Caravane inter­continentale qui amena en Europe 500 fermiers indiens pour protester devant les Parlements nationaux, l’OMC, les entreprises et banques multinationales favorisant des politiques de li­bre-échange mondial.  En novembre/décembre 1999, elle organisa sur toute la planète des manifestations qui coïncidaient avec la Conférence ministérielle de l’OMC à Seattle, dans l’État de Washington aux États-Unis.

International NGO Committee on Human Rights in Trade and Investment 

Il convient également de mentionner une alliance d’ONG de développement et des droits humains qui se forma en mai 1998, l’International NGO Committee on Human Rights in Trade and Investment (INCHRITI), [24] dans le but express d’assurer que les droits humains ne soient plus ignorés dans la politique et la pratique économiques internationales.

Des extraits de sa déclaration de principes ont été cités ci-dessus.  Cette déclaration souligne également le besoin

d’autres accords et de processus internationaux d’investissements et de commerce qui viseraient à assurer la pleine compatibilité des régimes internationaux d’investissement et de commerce avec les obligations internationales émanant des normes relatives aux droits humains, à la protection de l’environnement et au déve­loppement durable . . .

et observe que

ces mesures, en favorisant l’établissement d’un agenda international intégré, servi­raient à renforcer le contrôle démocratique de la circulation des capitaux et à stimuler les investissements et le commerce dont bénéficieraient les groupes défavorisés, en particulier les femmes, les enfants et les communautés vulnérables.

L’INCHRITI contribua à persuader la Sous-commission de l’ONU d’adopter la résolution relative à la politique du commerce, des investissements et des finances mentionnée plus haut.  Au cours d’un communiqué de presse du 21 octobre 1998, le Comité des ONG décla­rait:

Nous sommes convaincus que si les initiatives concernant la politique économique in­ternationale (y compris les accords et réglementations de l’OMC, les prescriptions de politique et les dispositions d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale, ainsi que l’AMI objet de négociations à l’OCDE) étaient testées par rapport aux obli­gations internationales juridiques sur les droits humains et l’environnement, le milieu de la politique économique internationale, ainsi que l’architecture institutionnelle du système, différeraient substantiellement.

En août 1999, l’INCHRITI lança avec succès une action pour l’adoption d’une résolution progressiste sur le commerce et les droits de l’homme par la Sous-commission des Nations Unies de la promotion et de la protection des droits de l’homme. [25]

Au cours de la Conférence ministérielle de l’OMC à Seattle, l’INCHRITI organisa un sémi­naire d’une journée ainsi qu’un débat sur l’OMC et les droits humains.  Il publia également un ouvrage sur les directives données à l’OMC concernant les droits humains. [26]

La Conférence de Seattle constitua une étape mémorable d’actions civiles reposant sur les alliances forgées pendant la campagne anti-AMI.  Un large éventail de groupes issus de la société civile accepta et adopta le langage et les principes relatifs aux droits humains pour contrebalancer l’économie néo-libérale.  Cet événement marqua la naissance d’un effort coordonné des ONG afin d’utiliser les principes et instruments relatifs aux droits humains, à la fois pour évaluer l’impact des négociations de l’Uruguay Round, et comme cadre pour guider les efforts de réforme du régime de commerce mondial. [27]

Le principal message de ces groupes est qu’il est nécessaire de créer une réforme de l’architecture économique internationale qui repose sur l’adoption explicite des obligations émanant des principes fondamentaux relatifs aux droits humains relatifs à l’autodétermination, la participation, la non-discrimination, à un niveau de vie adéquat, à l’alimentation, au logement, au travail et à l’éducation, ainsi qu’aux droits spécifiques des femmes, des peuples indigènes et des enfants. [28]

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Les défis qui demeurent

Bien que les droits humains offrent un cadre de principes sur lequel fon­der l’opposition aux défis posés par la mondia­lisation économique, des obstacles substantiels demeurent.

La remise en cause du rôle de l’État

Les partisans de la mondialisation qui favorisent l’accroissement de la pri­vatisation et de la monétarisation de toutes les sphères de la vie ont sou­tenu que l’État providence n’était pas viable économiquement et que les États devaient « harmoniser » leurs priorités économiques avec leurs res­ponsabilités sociales qui « créent des dépendances ».  Ces visions ont contribué substantiellement à la recherche désespérée par les États de meilleurs « indicateurs économiques », distincts des meilleurs « indicateurs so­ciaux ».  Les promoteurs de la mondialisation économique affirment en outre que l’État ne peut plus jouer un rôle dynamique (en fait, il n’en a plus besoin) pour garantir les droits ESC de ses citoyens; le secteur privé (national et international), ainsi que le secteur dynamique des ONG (principalement des organismes de développement et humanitaires) peut très bien rem­plir ces fonctions.

Toutefois, avec le début de la mondialisation économique, les OSC et ONG ont exprimé leurs vives préoccupations concernant le dépérissement de l’État.  Les partisans d’un État so­lide craignent le retrait de sa souveraineté en face des accords multilatéraux sur le commerce, les investissements, les finances et la propriété intellectuelle, ainsi que sous les régimes d’ajustement structurel et de remboursement des dettes.  Il existe également des politiciens et des idéologues de droite (appartenant souvent aux OSC) qui utilisent la mondialisation éco­nomique comme bouc émissaire de tous les maux, incitent à des opinions anti-impérialistes et en appellent aux identités religieuses ou ethniques afin de créer une base de politiques nation­alistes sur l’économie, l’immigration et autres questions.

Il est crucial de ne pas oublier que la lutte centrée sur la mondialisation ne se borne pas à émousser ou à réformer les forces de la mondialisation économique, mais qu’elle reconnaît également les violations actuelles des droits ESC et le besoin d’améliorer les conditions dans lesquelles une portion substantielle de l’humanité vit. [29]   La priorité fondamentale est d’arrêter la dégradation des conditions de vie directement liée à la disparité croissante des richesses, que ce phénomène soit dû aux forces de la mondialisation économique ou à l’injustice des politiques sociales au niveau national.

Les mêmes voix qui soutenaient par le passé le rôle « réduit » de l’État lui demandent instam­ment aujourd’hui de reprendre son rôle « régulateur ».  Elles veulent maintenant que l’État soit l’arbitre, le protecteur des secteurs sociaux contre les ravages d’un système économique mondial de moins en moins contrôlé.  Ce voix sont celles d’économistes célèbres comme Jagdish Bhagwati et Joseph Stiglitz, d’hommes d’affaires en vue comme George Soros et d’organes de médias influents, notamment The Financial Times et The Economist.  Il est donc nécessaire de renforcer l’État afin qu’il tienne tête aux forces de la mondialisation en réaffirmant son rôle stratégique: non seulement pour réguler, mais aussi pour garantir la dur­abilité et le développement des conditions permettant la réalisation des droits humains pour tous ses résidents.

Quel devrait-être le rôle de l’État?  Comment les OSC devraient-elles répondre aux violations des droits humains que l’État commet?  Une fois de plus, les instruments actuels relatifs aux droits humains offrent le cadre le plus précis et le plus sensible, en obligeant l’État « en pre­mier lieu » à promouvoir les droits des sections vulnérables de la société et en n’adoptant pas de mesures régressives (par le biais de politiques, programmes et lois) qui déposséderaient davantage ces groupes ou marginaliseraient d’autres secteurs.  Les États ont des obligations juridiques de respecter, promouvoir et protéger les droits humains.  S’ils devaient remplir ces obligations, une grande partie de ce qui passe pour un régime économique mondial violerait les droits humains.  Les OSC et certaines sections du système des Nations Unies réaffirment le rôle stratégique de l’État, mais il est également important de trouver des moyens de soute­nir et d’augmenter l’espace des groupes des droits humains et du développement afin qu’ils collaborent avec ses éléments plus progressifs.  Il s’agit peut-être là des moyens les plus pro­metteurs par lesquels renforcer l’État afin qu’il tienne tête aux forces perfides de la mondiali­sation et puisse profiter des bénéfices sociaux positifs résultant de l’interaction avec les in­stitutions mondiales légitimées aux termes des traités et normes internationaux.

Le besoin de Nations Unies revitalisées

Si les institutions économiques internationales doivent être plus responsables, les Nations Unies doivent par conséquent jouer un rôle central et trouver les moyens de créer des structu­res démocratiques (faisant intervenir la participation des OSC et ONG) qui aboutiront à l’élaboration de nouveaux traités multilatéraux sur le commerce, les investissements et les finances. Ce rôle est crucial, car toutes ces questions ont un impact sur la sphère sociale. 

Les devoirs futurs et spécifiques nécessaires pour remplir ce rôle sont déjà contenus dans nom­bre d’instruments internationaux sur les droits humains qui ont été mis de côté lors de la ruée vers le « marché ».   Des dispositions et des directives précieuses figurent non seulement dans les Pactes et Conventions internationaux, mais aussi, par exemple, dans la Déclaration sur le progrès et le développement dans le domaine social, la Déclaration et le programme d’action pour un nouvel ordre économique international et la Charte des droits et devoirs économiques des États. 

Plusieurs mesures ont été prises au cours des années 1980 par certains organismes comme le Centre des Nations Unies sur les sociétés transnationales (UNCTC), le Fonds des Nations Unies pour le développement économique (UNFED), et d’autres initiatives comme le Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication (NIIO) ou le Nouvel ordre économi­que international (NOEI),pour favoriser la justice sociale dans le cadre du processus de libér­alisation économique et de la croissance des entreprises transnationales.  Leurs efforts ont toutefois été systématiquement sapés par les promoteurs de la libéralisation globale. 

Les Nations Unies ont par la suite été les premières à mettre en garde contre la libéralisation sans frein et à souligner le besoin de définir les obligations des États et de leur permettre de satisfaire leurs engagements. La Déclaration et le Programme d’action de Vienne de 1993, par exemple, confirmaient que la protection et la promotion des droits humains et des libertés fondamentales est la première responsabilité des gouvernements, et que la personne humaine est l’objet central du développement. De même, la Déclaration et le Programme d’action de Copenhague de 1995 recommandaient l’intervention des États dans les marchés pour empê­cher ou compenser leurs échecs, favoriser la stabilité et les investissements à long terme, as­surer une concurrence loyale et une conduite morale et harmoniser le développement écono­mique et social.

Le développement d’une direction irréprochable (non soumise aux aléas des agendas politi­ques) à la tête des Nations Unies est crucial pour contrer trois obstacles à la mise en oeuvre des droits humains dans le contexte actuel:

•         L’efficacité des mécanismes d’application d’institutions comme l’OMC et l’ALENA marque un contraste frappant avec le manque d’attention au développement de méca­nismes similaires pour les instruments internationaux relatifs aux droits humains.
•         Deuxièmement, les États-Unis constituent un obstacle majeur au développement des droits humains, en particulier des droits ESC.  Au cours de l’Assemblée générale des Nations Unies en 1998, par exemple, les États-Unis renièrent leur ratification de la Déclaration et du programme d’action de Vienne de 1993 et furent le seul État mem­bre à voter contre une résolution reconnaissant le droit au développement.  Il est né­cessaire de trouver des moyens pour refréner le pouvoir des États-Unis.
•         Il est nécessaire de freiner l’adhésion enthousiaste du Secrétaire-général des Nations Unies à la communauté commerciale mondiale représentée par des groupes comme la Chambre de commerce internationale, composée d’un grand nombre des multination­ales les plus puissantes, et qui n’est sans doute pas le partenaire dont ont besoin les Nations Unies si elles veulent réaliser la coopération internationale « en développant et en encourageant le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales», comme l’y oblige sa Charte. [30]

Pour reprendre leur rôle de dirigeant, les Nations Unies doivent impérativement participer aux efforts de collaboration avec la coalition des OSC.  Une alliance des OSC, comprenant l’INCHRITI et leTransnational Resource and Action Center (Centre transnational de res­sources et d’action) (TRAC), a déjà pris une telle initiative qui a abouti à la rédaction d’un Citizens Compact on the UN and Corporations (Pacte des citoyens sur les Nations Unies et les entreprises) demandant aux Nations Unies de ne pas subordonner leur mission et leurs valeurs au commerce, aux investissements et aux finances. [31]

Les femmes et la mondialisation économique

L’aspect le plus négligé peut être des dimensions sociales des politiques et des programmes sur le commerce, les investissements et les finances est leur impact sur les femmes.

Parmi les principaux impacts durables d’une économie libéralisée, citons une diminution progressive des contrôles protégeant la sécurité de l’emploi (des hommes autant que des femmes), des réductions régulières des dépenses sociales, la dérégulation des prix des pro­duits alimentaires due à l’importance des exportations agricoles, le manque de protection de la production alimentaire locale et de dispositifs de sécurité alimentaire, l’absence de mesures de sécurité empêchant les personnes d’être obligées de prendre des emplois temporaires et d’exercer plusieurs emplois, et le défaut de protéger l’accès à la terre et au crédit.  Tous ces facteurs ont un impact négatif sur les femmes.  À titre d’exemple, une étude récente menée sur des ouvrières de l’industrie électronique en Inde révèle leur éloignement progressif des emplois stables:

La restructuration fait intervenir deux étapes: La première est celle de la précarisation de la main-d’œuvre, la deuxième le licenciement  de la main-d’œuvre actuelle et la délocalisation des unités de productions dans des régions où les salaires sont infér­ieurs et où on peut employer une main-d’œuvre temporaire.  En fait, mis à part le transfert d’emplois permanents vers des emplois temporaires, les entreprises ont également réduit directement le nombre de travailleurs. [32]

Manquant d’opportunités d’éducation et de formation, les femmes sont plus vulnérables que les hommes face aux défis et aux complexités du commerce international.  Leurs responsabi­lités traditionnelles de reproduction et d’éducation de leurs enfants réduisent le temps qu’elles peuvent consacrer à gagner leur vie, ce qui entraîne une réduction des dépenses des foyers en éducation et soins de santé.  L’importance donnée aux « cultures commerciales » pour une économie exportatrice confine leur accès à la terre à des zones marginales qui, à leur tour, réduisent leurs capacités de produire des produits agricoles pour subsister et pour approvisionner les marchés locaux.  De plus, les services de crédit et d’assistance technique privilégient les hommes. Tous ces facteurs présentent des obstacles au rôle productif que peuvent jouer les femmes.

Une étude menée au Ghana et présentée au Forum parallèle des ONG de la Conférence min­istérielle de l’OMC en 1998 concluait ainsi:

Etant donné la situation défavorisée des femmes et leurs responsabilités familiales, le commerce et les règlements de l’OMC ne leur fournissent pas autant de débouchés rémunérateurs qu’aux hommes; pis encore, ils minent leurs activités commerciales et leurs activités de production alimentaire.  Moins de revenus pour les femmes se tra­duisent par moins de dépenses en éducation et soins de santé, moins de pouvoir d’achat et de productivité, et davantage de travail reproducteur dans les foyers.  Ces faits empêchent le niveau de vie d’augmenter et la capacité de production de s’améliorer dans ce pays. [33]

La mondialisation économique a certainement produit des débouchés qui ont pris la forme d’une mobilité accrue de l’emploi.  Ce fait a permis à certaines femmes de choisir entre un travail agricole et un emploi rémunéré; certaines études suggèrent que les femmes préfèrent parfois l’emploi indépendant rémunéré aux structures sociales accablantes et à l’isolement dans lesquels elles vivent, ainsi qu’au dur labeur agricole, souvent irrégulier, dont elles dé­pendent.  Leurs conditions de travail ont bien évidemment un caractère d’exploitation, étant donné l’insécurité et les bas salaires de leurs emplois, généralement à temps partiel, qui les privent de leurs droits syndicaux, les exposent au harcèlement sexuel et autre.

Etant donné le tableau économique mondial, si on n’introduit pas de changements qui tiennent compte des besoins des femmes, les perspectives à long terme sont moroses car le capital cherche toujours à réduire les coûts de main d’œuvre et à éviter les normes strictes sur l’environnement et les droits humains.  Cette situation n’est que trop évidente, par exemple, dans la prolifération des zones franches industrielles (ZFI) qui caractérisent la mondialisation économique autour du globe et dont la main d’œuvre principale est constituée de jeunes femmes.

L’une des raisons majeures de l’échec de l’architecture financière mondiale en ce qui concerne la réalisation d’un minimum de progrès social pour les secteurs vulnérables tient au fait qu’elle ignore ou ne reconnaît même pas le rôle que jouent les femmes dans les activités de développement quotidiennes.  Il est par conséquent crucial que toutes les activités visant à émousser l’impact de la mondialisation économique et à offrir des structures économiques ou juridiques reconnaissent et développent des points de référence afin d’évaluer la mesure dans laquelle le rôle des femme est pris en considération dans le cadre de « l’élaboration du déve­loppement ».  Les quelques groupes qui ont entrepris la tâche de désagréger l’impact de la mondialisation économique et de ses processus connexes ont présenté un certain nombre de recommandations qui constituent des points de départ utiles aux futures actions visant à assur­er une politique tenant compte des femmes dans les organes internationaux du com­merce, des investissements et des finances (voir ci-dessous).

Les opportunités et les défis auxquels doivent faire face les OSC

Ce n’est que récemment que sont apparues les opportunités offertes par la mondialisation économique aux OSC.  Les campagnes internationales visant à limiter la mondialisation, comme la campagne anti-AMI et les campagnes Jubilée 2000 sur les dettes, ont permis de créer des alliances au-delà des frontières nationales.  Ces alliances reposent sur des valeurs et des objectifs communs, ainsi que sur la perception commune du pouvoir qu’a la solidarité d’arrêter des initiatives économiques internationales potentiellement nuisibles, lancées par les institutions économiques qui stimulent la mondialisation, ou du moins de gagner du temps en les retardant.

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L’avantage évident de ces collectifs tient à leurs liens non-officiels, à leur structure non-hiérarchique, et au fait qu’ils s’articulent autour de plusieurs points focaux, chacun possède son propre programme structuré autour de campagnes nationales, mais ils fusionnent en un ensemble formidable.  La solidarité transnationale créée par l’opposition collective à la mondialisation économique présente de nombreux avan­tages.  D’actions auparavant dispersées, elles ont fait une cause commune et les luttes locales leur ont permis de pren­dre confiance, sachant qu’elles ont le soutien d’autres OSC et ONG.  Les militants devront maintenant élaborer des stratégies pour empêcher les violations locales des droits ESC.  La solidarité horizontale et verticale qui résulte de ces actions transnationales doit désormais être canalisée pour susciter le changement au niveau local.

Cette création de nouveaux espaces politiques, forgés par des actions transnationales menées au-delà des frontières, soulève néanmoins un certain nombre de questions sur lesquelles ré­fléchir et agir.  De quoi a-t-on besoin pour soutenir ces actions transnationales collectives, ces campagnes et ces mouvements (processus)?  Quelles sont leurs limites?  Le régime des droits humains fournit une approche suffisante, ainsi qu’un ensemble de principes d’organisation et qui s’entrecroisent, pour obtenir et rechercher la justice sociale, l’égalité et la démocratie.  Quelles sont les étapes nécessaires pour faire adopter cette approche à un niveau plus large et améliorer son efficacité?  Ces forces peuvent-elles continuer à avoir des résultats positifs en face des phénomènes simultanés de fragmentation (souvent au niveau local) et d’intégration propres aux processus de mondialisation?  Ces collectivités, qui travaillent sur la base d’un monde multipolaire, peuvent-elles rivaliser de façon constructive avec le système mondial traditionnel centré sur les États?  Quelles sont les conditions requises afin que ces processus puissent renforcer les solidarités locales pour contrer les violations des droits ESC au niveau local fondées sur l’exclusion, la discrimination et la dépossession?

Un examen rapide des mesures nationales et internationales qu’ont prises les OSC à ce jour pour contrer la mondialisation, ainsi qu’un examen des opportunités et défis en termes d’instruments multilatéraux actuels et potentiels dans le cadre de la mondialisation économi­que révèlent les actions et mesures que doivent entreprendre les OSC si elles veulent conser­ver leur bien-fondé en restant fidèles à la tâche de contrer les forces de la mondialisation éco­nomique et d’offrir des alternatives.

La connaissance

Les OSC et ONG doivent connaître et traiter des processus et institutions qui poussent la mondialisation économique—par exemple les forces de libéralisation financière.  Elles doi­vent chercher les informations pertinentes auprès des OSC qui s’intéressent à des institutions encore peu connues, comme la Banque des règlements internationaux (BRI) ou l’Organisation internationale des commissions de valeurs (OICV)—et collaborer avec ces OSC. [34]

Les barrières nord-sud doivent être abattues.  Les conséquences de la mondialisation écono­mique montrent clairement que tout le monde est dans le même cas et que les alliances trans­nationales avantagent toutes les OSC.  Les pays du Tiers Monde doivent à tout le moins avoir une meilleure connaissance de la pauvreté matérielle et culturelle qui existe et augmente dans les pays capitalistes et ex-communistes.

Étude de cas et analyse

Etant donné le faible nombre d’études de cas qui examinent l’impact de la mondialisation économique sur les droits humains et l’environnement, il est urgent d’élaborer une méthodo­logie et des plans de recherche appropriés, de rechercher les données disponibles, les études de cas et les documents juridiques, d’analyser et de compiler les données en études de cas succinctes sur les effets spécifiques vérifiables des traités sur le commerce et les investisse­m

ents, de préparer et diffuser des documents en langage clair, ainsi que des publications techniques.  Ces travaux doivent porter en particulier sur les questions négligées jusqu’à pré­sent, telles que l’impact de la mondialisation économique sur les femmes et les enfants, les peuples indigènes et les paysans pauvres.  Il y a un besoin de données d’origines diverses provenant d’examens des politiques économiques et des règles commerciales, sans lesquelles il est difficile d’évaluer pleinement les différents impacts de la mondialisation économique sur les femmes et les hommes.

Il est également important de collaborer, par exemple à des recherches communes, avec des organes « progressifs » des Nations Unies qui tentent de contrer la mondialisation économi­que—la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), l’Institut de recherche des Nations Unies pour le développement social (IRNUDS), le Haut-commissariat aux droits de l’homme (HCDH), l’Organisation internationale du travail (OIT)—et de suggérer comment les Nations Unies peuvent jouer un rôle plus actif dans les questions économiques, y compris en constituant des organes démocratiques représentatifs pour examiner les questions et rédiger les instruments susceptibles d’avoir un impact sur des millions de personnes pauvres dans le monde.

Travaux communs de solidarité

Les travaux menés jusqu’à présent ont permis de comprendre qu’il est crucial de continuer d’abattre les barrières nord-sud pour former une société civile mondiale.  Les OSC, en parti­culier celles qui travaillent au niveau local, doivent abandonner l’isolationnisme susceptible de gâcher les efforts entrepris et se joindre aux activités nationales et transnationales visant à responsabiliser la mondialisation économique vis-à-vis des besoins et des choix des popula­tions.  Leur adhésion à des coalitions mondiales, telles que la coalition anti-AMI ou le Co­mité international des ONG sur le commerce et les investissements, augmentera leur force et contribuera à la croissance d’un mouvement de création d’une société civile mondiale.

Les militants sociaux ont également besoin de plates-formes sur lesquelles peut avoir lieu l’échange « horizontal ».  Par exemple, il est bien plus facile d’obtenir des informations sur les luttes menées contre l’OMC dans les pays industrialisés que dans les pays du sud.  Ce fait illustre le besoin d’échange d’informations, de partage de stratégies et de solidarité dans le sud.

Élaboration d’alternatives

Ceux qui travaillent sur les droits humains doivent connaître, tester et élaborer des alterna­tives.  Il importe par exemple de connaître, faire connaître et élaborer des campagnes sur des idées précieuses comme la Taxe Tobin [35] et l’accord alternatif sur les investissements proposé par des groupes faisant partie de la campagne mondiale anti-AMI.

Certains groupes proposent également d’autres moyens de juger de l’impact, sur les droits humains et l’environnement, de forces de mondialisation économique telles que les multina­tionales.  (Voir au module 25 un supplément d’informations sur les multinationales et les droits ESC.)  L’adhésion à ces forces et la participation à des actions comme les tribunaux des peuples, en particulier le Tribunal permanent des peuples et le tribunal sur les multina­tionales et les droits humains, en cours de préparation, permettent d’accroître la responsabili­sation des promoteurs de la mondialisation.

Dans certains pays comme l’Inde, des groupes comme le Social Watch pro­posent des enquêtes économiques alternatives, des indicateurs et points de référence alterna­tifs pour évaluer la situation des peuples du monde.  Les militants sociaux doivent apprendre par ces efforts, y contribuer et tenter d’entreprendre des actions similaires, en particulier au niveau national.  (Voir au module 19 un supplément d’informations sur les points de réfé­rence des droits humains.)

Action, intelligence et nouvelles alliances

Les actions qui ciblent les institutions économiques mondiales telles que l’OMC, l’ALENA et le FMI sont capitales pour les rendre démocratiques et les sensibiliser aux questions de droits de l’homme, de développement et d’environnement.  Il convient d’avoir recours à l’espace disponible à la participation des OSC dans le cadre du nouveau mandat de la sous-commission des Nations Unies de la promotion et de la protection des droits de l’homme.

Il importe également de créer une capacité interne d’analyse de genre et de souligner le be­soin ces analyses dans tous les secteurs du ressort du FMI, de l’OMC et de l’ALENA.  Dans le cas de ces deux derniers, il est impératif de demander la participation des femmes dans toutes les négociations et dans tous les mécanismes de résolution des différents et, d’une ma­nière générale, d’aider à détecter l’émergence de dispositions semblables à celles de l’AMI dans les instruments économiques multilatéraux et régionaux qui naissent.

Toutes ces actions doivent inciter les organisations comme l’OMC à adopter les instruments relatifs aux droits humains et d’environnement comme instruments de base et à respecter les obligations imposées par ces régimes aux États.

Il est également nécessaire que les OSC forment des alliances avec les nouveaux convertis comme les économistes et les médias cités plus haut qui étaient, jusqu’à une époque récente, favorables à la réduction du rôle de l’État, et qui demandent aujourd’hui à l’État de jouer un rôle de réglementation.

Le rôle de l’État

Outre les points précisés plus haut, il convient d’inciter les États à agir conformément à leurs obligations en termes de droits humains.  Les gouvernements devraient en particulier être ap­pelés à justifier l’adoption de toute nouvelle obligation, notamment l’adoption de nouveaux instruments qui poussent la mondialisation économique, si elle entre en conflit avec leurs obligations actuelles.

Au niveau national, les gouvernements et les institutions multilatérales doivent assurer que l’assistance technique s’applique tant aux hommes qu’aux femmes et qu’elle favorise la mo­dernisation des technologies et des compétences, y compris l’opportunité d’acquérir de nou­velles compétences, pour les femmes autant que pour les hommes.  Ils doivent également as­surer un flux adéquat d’informations et de transfert technologique entre le nord et le sud, entre les hommes et les femmes, ainsi que l’accès des femmes à la terre et au crédit. [36]  À tout cela s’ajoute le besoin pour les femmes d’avoir droit à l’héritage du logement et de la terre.

Conclusion

L’économie mondiale en développement doit absolument être informée et guidée par les principes et les impératifs propres au régime international des droits humains.  Il est néces­saire de créer des conditions pour l’harmonisation des régimes internationaux du commerce, des investissements et des finances avec les obligations actuelles sur les droits humains.  Ces conditions permettront d’établir un agenda international intégré qui couvrira non seulement les accords, politiques et pratiques du commerce et des investissements internationaux, mais aussi (et surtout) les obligations et normes internationales relatives aux droits humains, de protection de l’environnement et de développement durable.  Se consacrer uniquement aux premiers de ces critères minera des obligations bien plus fondamentales soulignées par les derniers.

Pour que cela se réalise, c’est à nouveau la tâche des OSC de responsabiliser les acteurs éco­nomiques internationaux et régionaux afin qu’ils placent le respect des droits humains comme principal fondement de leurs politiques et programmes économiques.  Cette structure élargie incitera également les gouvernements nationaux à aller dans la même direction.  L’engagement à l’action pour aboutir à un développement équitable et humain exige ce type d’approche complète, qui tient compte en particulier du bien-être des populations démunies et opprimées.

La lutte à laquelle participent les populations et communautés marginales et opprimées du monde vise à la souveraineté (autodétermination) des peuples et communautés, au-delà des frontières, contre les forces de la mondialisation économique, en ayant recours principale­ment aux instruments internationaux relatifs aux droits humains, à l’environnement et au dé­veloppement.  Si la mondialisation économique signifie abattre les frontières et les contrôles nationaux, la réponse donnée par la société civile est également transnationale, inspirée par les valeurs humaines fondamentales fondées sur la foi en la solidarité et la camaraderie, no­tions absentes du système de mondialisation économique poussé par la technologie et fondé sur la hiérarchie.

Le défi majeur est de parvenir à trouver les moyens d’amener les populations à se mobiliser politiquement afin de démocratiser la possession des instruments actuels et le processus de leur perfectionnement et de leur développement, ainsi que de responsabiliser les États, les agents et les forums économiques internationaux vis-à-vis de nos droits humains et de nos libertés fondamentales.

Auteur: L’auteur de ce module est Miloon Kothari.

NOTES

1.  L’expression « mondialisation économique » utilisée dans ce module englobe les processus institu­tionnels intervenant dans le commerce, les investissements, les finances, la propriété in­tellectuelle, l’ajustement structurel et la dette dans une idéologie de libéralisation économique.

2.  Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement, Rapport sur le commerce et le développement 1997 (Genève: CNUCED, 1997).

3.  Programme des Nations Unies pour le développement, Rapport mondiale sur le développement humain 1997, (New York: Oxford University Press, 1997).

4.  63,8 millions de personnes (un résident américain sur quatre) vivent au-dessous du seuil de pauv­reté; il y a deux millions de sans-logis, dont 500 000 sont des enfants.  De 1979 à 1994, les reve­nus effectifs par famille du dixième supérieur de la population américaine ont augmenté de 83 pour cent, tandis que ceux du dixième inférieur ont baissé de 14 pour cent et ceux du dixième suivant de 5 pour cent (chiffres tirés de l’audience du Congrès du 23 septembre 1998 sur la faim et les sans-logis aux États-Unis).

5.  Voir par exemple, Dr. Joseph Stiglitz, Neuvième conférence Prebisch à la CNUCED de Genève le 19 novembre 1998.  Parlant du « Consensus de Washington » (sur la mondialisation), Stiglitz déclara qu’il n’avait pas réussi à favoriser le développement car il « confondait trop souvent les moyens avec les fins—en considérant les moyens comme la privatisation, l’obtention de prix corrects et la libéralisation du commerce comme des fins en elles-mêmes ».  Le paradigme de dé­veloppement qu’il propose est toutefois décevant, car il ne reconnaît pas les procédés déjà en place sous la forme des nombreuses initiatives des OSC et ONG, ainsi que par le biais des in­struments internationaux sur les droits humains,  l’environnement et le développement.  Le texte du discours du Dr. Stiglitz est disponible sur le site Internet de la Banque mondiale: http://www.worldbank.org.

6.  En 1980, le commerce des devises étrangères s’élevait à lui seul à 80 milliards de dollars US en moyenne par jour, et son taux par rapport au commerce mondial était d’environ 10/1.  En 1995, il s’élevait à 1 260 milliards de dollars US en moyenne par jour, et son taux par rapport au com­merce mondial était de près de 70/1 ce qui équivalait aux réserves officielles mondiales d’or et de devises du monde entier.

7.  Dans ce module, le terme « organisations de société civile » inclut les organismes basées dans les communautés, les mouvements sociaux, les campagnes et les ONG.  Le terme « ONG » est par­fois utilisé pour désigner un organisme de soutien intermédiaire.

8.  La communauté des droits humains fut lente à répondre à cette menace provenant de l’OCDE.  Voir Miloon Kothari et Tara Krause, « Human Rights or Corporate Rights?  The MAI Chal­lenge »,Human Rights Tribune, 5, no. 1-2 (avril 1998).

9.  Voir en particulier, Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté le 16 décem­bre 1966, AG rés. 2200A (XXI), 21 UN GAOR Supp. (No. 16) à 52, Arts. 28-45, ONU Doc. A/6316 (1966), 999 UNTS 171, entrée en vigueur le 23 mars 1976; Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels adopté le 16 décembre 1966, AG rés 2200A (XXI), 21 UN GAOR Supp. (No. 16) à 49, Arts. 16-25, ONU Doc. A/6316 (1966), 993 UNTS 3, entrée en vigueur le 3 janvier 1976; Convention sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes, adopté le 18 décembre 1979, AG rés. 34/180, 34 UN GAOR Supp. (No. 46) à 193, ONU Doc. A/34/46, entrée en vigueur le 3 septembre 1981, réimprimé dans  19 ILM 33 (ci-après cité comme CEDEF); Convention relative aux droits de l’enfant, adopté le  20 novem­bre 1989, AG rés. 44/25, annexe, 44 UN GAOR Supp. (No. 49) à 167, ONU Doc. A/44/49 (1989),entrée en vigueur le 2 septembre 1990, réimprimé dans 28 ILM 1448 (1989).

10. Voir, en particulier, Déclaration sur le droit au développement, recherche de AG  41/128, an­nexe, 41 UN GAOR Supp. (No. 53) à 186, ONU Doc. A/41/53 (1986); Bien-être, progrès et dé­veloppement dans le domaine social, Déclaration sur le progrès et le développement dans le domaine social, AG rés. 2542 (XXIV), 24 ONU GAOR Supp. (No. 30) à 49, ONU Doc. A/7630 (1969); Charte des droits et des devoirs économiques des états, AG rés. 3281 (XXIX), ONU Doc. A/RÉS/29/3281, Annexe 1974; voir aussi CEDEF, note 9 au-dessus (favorisant les droits hu­mains collectifs des femmes); voir aussi, par exemple, Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adoptée le 27 juin 1981, OAU Doc. CAB/LEG/67/3 Rev. 5, entrée en vigueur le 21 octobre 1986 (pour un exemple de la façon dont les in­struments régionaux abordent la question des droits collectifs).

11. Voir la mise à jour d’Oxfam GB sur l’AMI (Accord multilatéral sur les investissements), décem­bre 1998.

12. Les objections d’Oxfam sont disponibles en anglais àwww.oxfam.org.uk/policy/papers/mai_update/mai_update.htm.

13. Voir la Déclaration de principes en anglais du Comité international des ONG sur les droits de l’homme dans le commerce et les investissements, Investment, Trade and Finance—the Human Rights Framework: Focusing on the Multilateral Agreement on Investment (MAI), septembre 1998.

14. Pour un texte sur le bien-fondé de l’agenda sur la mondialisation en cours à la Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme, voir Miloon Kothari et Peter Prove, « The Sub-Commission and Globalization: Guest Editorial », Human Rights Tribune 5, no. 4 (septembre 1998).

15. ONU Sous-Commission résolution 1998/12, adopté sans voix sur le 26 août 1998. ONU Doc. E/CN.4/Sub.2/RÉS/1998/12 (1998).

16. « Les droits de l'homme et les libertés fondamentales sont inhérents à tous les êtres humains; leur promotion et leur protection incombent au premier chef aux gouvernements ». (para. 1 de la Dé­claration de Vienne et du Programme d’action, adoptés lors de la Conférence mondiale de Vienne de juin 1993 sur les droits de l’homme).

17. Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme, Les droits de l’homme, objectif premier de la politique et de la pratique internationales commerciales, finan­cières et en matière l’investissement, Document de travail présenté par J. Oloka-Onyango et Deepika Udagama, conformément à la résolution 1998/12 de la Sous-Commission, ONU Doc. E/CN.4/Sub.2/1999/11 (17 juin 1999).

18. Voir la résolution 1999/30 de la Sous-commission, adopté sur 26 août 1999. ONU Doc. E/CN.4/Sub.2/Rés/1999/9 (1999).

19. ONU Doc. E/C.12/1999/9 (26 novembre 1999).

20. Deux exemples serviront d’illustration:

Habitat International Coalition (HIC): Basant ses travaux sur le droit au logement et les droit fonciers, le HIC fonctionne par l’intermédiaire de ses trois comités: droits au logement et les droits fonciers, femmes et abris, logement et environnement. Sa perspective holistique cherche par la création d’alliances, la formation, le recours au système des Nations Unies, la recherche et l’investigation, à contrebalancer les effets négatifs de la mondialisation économique en sou­lignant que le caractère inviolable de l’accès et du maintien des droits au logement et à la terre est essentiel à la réalisation de tous les droits de l’homme.
FoodFirst International Action Network (FIAN): Coalition mondiale promouvant le droit hu­main à se nourrir, FIAN fonctionne par l’intermédiaire de chapitres nationaux et d’actions urgentes menées contre les violations du droit à la nourriture et à la terre.  FIAN a été la prin­cipale force, en collaboration avec les OSC et ONG du monde, a suscité la rédaction d’un Code de conduite sur le droit à la nourriture à l’issue de l’action sociale menée au cours du Sommet mondial de l’alimentation de Rome de 1997 afin d’inclure le droit à la nourriture dans la Déclaration formelle. Le Code contient des dispositions particulières sur la responsa­bilité des acteurs non-étatiques.

21. Rapport Lalumière, octobre 1998.  Rapport demandé par le gouvernement français et préparé, après consultation avec des négociateurs du AMI et des représentants des sociétés civiles, par le membre du Parlement européen Catherine Lalumière, l’Inspecteur général des finances Jean-Pierre Landua et le Conseiller à la Cour des comptes Emmanuel Glimet.

22. Les coordonnées de People’s Global Action sont les suivantes: People’s Global Action, s/cCanadian Union of Postal Workers (CUPW), 377 Bank Street, Ot­tawa, Ontario, Canada; site web: http://www.agp.org.; courrier électronique: Pga@apg.org.

23People’s Global Action ManifestoPeople’s Global Action (PGA), février 1998.

24. Le Comité des ONG comprend Habitat International Coalition, la Décennie populaire d’éducation sur les droits de l’homme, la Fédération luthérienne mondiale, le Comité d’Amérique Latine et des Caraïbes pour la défense des droits de la femme, Youth for Unity of Voluntary Action, le Centre for Equality Rights in Accommodation et l’institut Mazingira. Les coordonnées de l’INCHRITI sont les suivantes: s/c HIC, Secretariat, B-28 Nizamuddin East, New Delhi–110 023, India; courrier électronique: hichrc@ndf.vsnl.net.in.

25. Note 18 ci-dessus.

26. Voir M. Mehra, éd. Human Rights and Economic Globalization: Directions for the WTO(Lon­dres: Global Publications Foundation and International ONG Committee on Human Rights in Trade and Investment, novembre 1999).

27. Pour un texte sur les avantages de la réunion de Seattle pour les OSC, voir Miloon Kothari et Peter Prove, « The WTO’s 3rd Ministerial Conference: Negative Impressions Mask Positive De­velopments in Seattle », Human Rights Tribune 6, no. 4 (décembre 1999).

28. Il n’y a pas la place de résumer d’autres actions contre la mondialisation économique. Au cours des deux dernières années, il est toutefois apparu aux niveaux nationaux, régionaux et internatio­naux que les nombreuses actions menées tendent à indiquer la naissance d’un mouvement de contre-mondialisation mené par les OSC et ONG.  Voir par exemple, entre d’autres, les travaux du Third World Network (Malaysia), du Public Citizens Center (États-Unis), de l’institut Polaris (Canada), du Fo­cus on the Global South (Thaïlande), du Informal Working Group on Gender and Trade (Suède), de la National Alliance of People’s Movement (Inde), de l’ATAC (France) et du Jubilee 2000 sur les dettes (GB).

29. Voir par exemple RDH 1997, note 3 ci-dessus, qui calcule une série de mesures, entre autres, l’Indice de pauvreté humaine, servant de référence de comparaison annuelle des pays.  Ces me­sures comprennent la fréquence de l’analphabétisme, l’espérance de vie, le degré de malnutrition, l’accès aux services de santé et à l’eau potable.  En 1996, plus d’un milliard de personnes étaient au-dessous de cet indice, chiffre qui reflète une détérioration de la situation de trente pays.

30.  Pour une enquête à jour des partenariats qui se créent entre les Nations Unies et les multinationa­les, voir Miloon Kothari et Peter Prove, « The UN and Big Business: In Whose Interest? »,  Human Rights Tribune 6, no. 3 (septembre 1999).

31. Pour le texte du Citizens Compact et les documents d’appui et de campagne, voir le site web de TRAC: http://www/ corpwatch.org.

32. Amrita Chachchi, « The New Labour Market », citée dans Bharat Dogra, « Women Are Shoulde­ring the Burden of Liberalisation in India », InterPress Third World News Agency (IPS), 7 décembre 1998.

33. Groupe de travail informel sur le genre et le commerce, « The Need for a Gender Analysis of the WTO: Ghana Case Study », fascicule distribué lors de la Conférence ministérielle de l’OMC à Genève en 1998.

34. Pour un texte utile concernant cette question et d’autres idées d’action pour les OSC, voir Kaval­jit Singh, « New Challenges for People’s Movement », Mainstream, 12 décembre 1998.

35. La taxe Tobin porte le nom de James Tobin, économiste et lauréat du Prix Nobel.  Il proposa une taxe faible et uniforme sur les transactions financières transfrontalières.  Cette taxe sur les inves­tissements spéculatifs à court terme pourrait, si elle était appliquée, rassembler plusieurs cen­taines de milliards de dollars par an, susceptibles d’être utilisés pour le développement.

36Trade Myth and Gender Reality: Trade Liberalisation and Women’s Lives, éd. Angela Hale (Uppsala: Global Publications Foundation and International Coalition for Development Action, 1998).

Des citoyens intentent un procès contre le gouvernement canadien

En avril 1998 le Comité de défense des libertés canadien intenta un procès pour tenter d'empêcher le gouvernement de participer à des négociations relatives à l'Accord multilatéral sur l'investisse-ment (AMI). Le Comité de défense soutenait que l'AMI était inconstitutionnel aux termes de la loi canadienne, car il conférait aux banques internationales et aux entreprises étrangères des droits garantis par le droit international, droits que les Canadiens n'avaient pas. Les droits fonda-mentaux des citoyens des pays membres seraient affectés par l'application de l'AMI et, par conséquent, en vertu des principes fondamentaux d'une démocratie, ceux qui négociaient le traité devaient avoir un mandat du Parlement. Toutefois, les seules personnes consultées furent les banquiers et les porte-parole des entreprises. Le Comité de défense soutint que cela était contraire au principe d'égalité devant la loi, qui fait partie de la Charte des droits et libertés de la Constitution canadienne.

 

Quelques institutions ou accords couverts dans ce module

Banque des règlements internationaux (BRI)-Créée en 1930, la BRI est détenue et contrôlée par les banques centrales à qui elle fournit un certain nombre de services très spécialisés. Elle sert également de mécanisme de gestion des marchés internationaux des devises en fournissant des prêts d'urgence aux banques centrales, en autorisant des paiements internationaux, en contrôlant les opérations bancaires internationales et en soutenant la solidarité collective des banquiers pour la défense de la " monnaie saine ".

Accord de libre-échange des Amériques (ALEA)-L'ALEA fut créé en décembre 1994 avec l'engagement des dirigeants de trente-quatre pays occidentaux de conclure les négociations pour l'établissement d'une région de libre échange en l'an 2005. Selon leurs prévisions, l'ALEA unira les territoires situés entre l'Alaska et Tierra del Fuego en une seule zone de libre échange.

Fonds monétaire international-L'objectif initial du FMI était de soutenir les taux de change fixes de différentes devises à l'issue de la deuxième guerre mondiale. En 1972, les taux de change fixes furent abolis et le FMI entreprit de gérer la crise de la dette internationale. En 1994, il remplissait la fonction centrale de coordonner les politiques économiques, de développer et de mettre en oeuvre les réformes monétaires par le biais de ses programmes d'ajustement structurel. Il joue aujourd'hui le rôle d'officier de police financier mondial, de ministre des finances et d'encaisseur des dettes internationales, en particulier dans les régions à importantes dettes extérieures.

Organisation internationale des commissions de valeurs (OICV)-Association internationale de réglementation du commerce des titres financiers, qui intervient principalement dans les dettes extérieures, les transactions d'actions et d'options.

Accord multilatéral sur les investissements (jamais terminé)-L'AMI était un accord commercial destiné à éliminer pratiquement toutes les barrières au commerce international afin d'amener une nouvelle ère de prospérité. Ses objectifs principaux étaient de libéraliser les lois sur le commerce international, de protéger les investissements à l'étranger et de faire valoir les droits des investisseurs en fournissant un mécanisme de contrôle des entreprises sur les accords commerciaux internationaux existants.

Accord de libre-échange nord-américain (ALENA)-Fondé en 1990, l'ALENA créa une zone de libre-échange entre le Canada, les États-Unis et le Mexique. Aux termes de cet accord, la réglementation du commerce afin de protéger l'environnement, la santé et autres objectifs sociaux est strictement limitée, et les droits du travailleur, y compris l'interdiction d'avoir recours au travail des enfants, sont considérés comme des restrictions inappropriées du commerce mondial. D'un autre côté, il élargit la protection des droits concernant les biens sociaux (notamment la propriété intellectuelle).

Organisation mondiale du commerce (OMC)-Fondée le 1er janvier 1995, l'OMC est un organe commercial politique multilatéral dont la personne morale indépendante et le personnel sont similaires à ceux de la Banque mondiale et du FMI. Composée à l'heure actuelle de spécialistes commerciaux non-élus de 134 pays souverains, elle a pour mandat de réguler le commerce mondial en éliminant les barrières commerciales pour permettre le libre déplacement des produits et capitaux privés. Sa Conférence ministérielle est l'organe de décision supérieur, qui se réunit au moins une fois tous les deux ans.

 


Droits résérves

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3 février 2014 1 03 /02 /février /2014 22:44
Au-delà de l’économie, l’économie politique internationale

A l’intersection entre la science économique et les relations internationales s’est développée il y a une quarantaine d’années, essentiellement dans les pays anglo-saxons, une nouvelle discipline, l’économie politique internationale (EPI). Celle-ci se propose d’analyser les confrontations et les coopérations en matière économique entre l’ensemble des autorités et acteurs : les Etats, la société civile et les ONG qui les représentent, les firmes, les lobbies, les experts, les détenteurs de capitaux,… L’économie postule que l’ouverture commerciale est un jeu à somme positive, c’est-à-dire que toutes les nations y gagnent, mais nous avons vu qu’il y a aussi des perdants : les travailleurs des secteurs économiques concurrencés par les importations, les pays pauvres qui ne parviennent pas à s’intégrer à l’économie mondiale, les pays industrialisés qui ont mal anticipé la montée en puissance des pays émergents. L’EPI a pour but d’analyser les relations économiques entre les acteurs internationaux, les institutions globales (comme l’OMC ou le FMI) ou régionales (comme l’Union Européenne ou l’ALENA, marché commun entre le Mexique, les Etats-Unis et le Canada), dans le cadre des traités internationaux, des régulations et des normes existantes ou à créer.

La britannique Susan Strange, l’auteur qui a le plus marqué l’EPI dans les années 1980 et 1990, a proposé une démarche d’analyse des rapports de pouvoir et des interactions entre acteurs dans la mondialisation économique. Selon Chavagneux, il ressort de ces travaux cinq conclusions politiques.Les auteurs nord-américains [1] à l’origine de l’EPI postulaient que l’ordre mondial était assuré par les Etats-nations et que les questions de sécurité internationale primaient sur tous les autres champs d’interaction entre acteurs. La stabilité globale était assurée par l’existence d’une superpuissance hégémonique (les Etats-Unis). Cette vision hégémonique et militaire (et auto-centrée) de l’ordre mondial est tombée en désuétude depuis la dissolution du bloc soviétique, le coup de grâce lui ayant été donné par la politique internationale du gouvernement de Georges Bush et l’endettement colossal du pays dont l’hégémonie s’affaiblit. Désormais, un élément important du pouvoir d’un pays est la capacité d’attraction de son modèle culturel, sur lequel les autres s’alignent, ce qu’on appelle le soft power. Grâce à leur force militaire, à leur puissance économique et au soft power, les Etats-Unis restent la nation la plus puissante du monde, mais comme le souligne Chavagneux, « ils profitent de la mondialisation mais ne la contrôlent pas » [2].

1. Il apparaît une asymétrie croissante entre les Etats, au profit des plus puissants d’entre eux (au premier rang desquels les Etats-Unis), dans leur capacité à agir sur l’économie et la société.

2. Les acteurs privés de plus en plus nombreux participent à l’écriture des règles du jeu de la mondialisation : acteurs économiques (FMN, associations professionnelles, cabinets d’audit [les « big four »], ONG, acteurs illicites [mafias, paradis fiscaux]).

3. Les cartels – ententes illégales entre firmes – restent actifs malgré la vigilance des autorités : ils ont une influence préjudiciable sur le commerce en maintenant les prix à un niveau artificiellement élevé.

4. Les acteurs privés ont développé une forte capacité à inscrire dans la loi internationale leurs propres intérêts, un exemple étant l’accord de l’OMC sur la propriété intellectuelle, très favorable aux FMN. Ces lobbies se sont donné les moyens d’influencer les autorités privées et publiques, nationales et internationales dont les frontières sont poreuses. L’autocontrôle (comme celui revendiqué par les banques) est un autre moyen de contrôler le pouvoir de régulation.

5. Il existe de vastes zones de non-gouvernance, au premier rang desquelles la finance internationale et bien sûr les activités illicites. Mais on peut y ajouter l’environnement dont les institutions et les règles ne sont pas à la hauteur des enjeux, et l’alimentation où les acteurs internationaux ne se mettent en action qu’en cas de crise alimentaire grave.

Auteur canadien de l’EPI, Robert Cox cherche à mettre en évidence le "rôle des classes sociales dominantes comme organisatrices de la mondialisation" [3]. Sa thèse est rejointe par celles de mouvements qui contestent la mondialisation [4]. Ces leaders des domaines politiques et économiques partagent une même vision de la mondialisation, disposent des savoirs et compétences pour prendre les décisions qu’ils jugent adaptées à la complexité du monde, et dominent les idées au point que leur discours est considéré comme universel. Le rôle des classes dominantes avait été étudié par Cardoso et Faletto dans la théorie de la dépendance. L’émergence de leaders mondiaux n’est pas à mettre en cause en elle-même, car leur absence est déplorée dans les champs d’interdépendance où aucun leadership ne se dessine. L’important est que ces leaders placent toujours l’intérêt général au-dessus de leur intérêt personnel.

Nous allons voir que les différentes facettes de l’ordre économique mondial mises en évidence par l’EPI vont trouver leur place dans la problématique de gouvernance globale traitée dans la suite de ce chapitre.

Interdépendance et biens communs mondiaux

La globalisation a rendu les nations interdépendantes : les européens importent du pétrole, exportent des avions dont une part importante des composants provient elle-même des Etats-Unis. Ceux-ci conçoivent des produits informatiques qu’ils font fabriquer en Chine et distribuer depuis l’Irlande. Des magasins virtuels de musique et d’applications informatiques sont conçus aux Etats-Unis, alimentés et accessibles librement par les milliards d’internautes du monde. La Chine transfère aux Etats-Unis les fonds considérables nécessaires au financement de leur déficit. Les évènements locaux ou nationaux qui interviennent dans les régions les plus éloignées du monde sont instantanément connus de toute la planète, provoquant des réactions collectives immédiates.

Par l’intensité croissante de ces échanges de biens, de services et d’information,les habitants de la planète ont pris ensemble et progressivement conscience des phénomènes qui les concernent et les impactent tous : limites de l’exploitation des ressources naturelles, conséquences climatiques des émissions de gaz à effet de serre, inégalités économiques, alimentation des plus pauvres, activités illicites, liberté d’expression, etc. Cette prise de conscience a fait peu à peu apparaître la nécessité d’une solidarité globale autour de ce qu’on nomme les "biens communs" ou les "biens publics" mondiaux [5]. Le bien commun le plus essentiel est l’ordre politique, il est une condition du développement économique d’un pays, il est garanti au bénéfice de tous par son système politique, et donc par le gouvernement [6]. Par extension, l’ordre politique mondial est une condition du développement et de la prospérité : tous les pays et tous les habitants de la planète ont à y gagner, il s’agit donc d’un bien public mondial. Le tableau 24 donne des exemples de biens publics globaux [7]. Des institutions ont été créées et des accords internationaux signés par les nations avec pour objectif de les préserver. Les problèmes communs non encore résolus auxquels fait face le monde montrent que ces institutions et accords sont encore insuffisants et incomplets.

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Biens publics mondiaux et institutions

L’importance nouvellement accordée à la notion de « bien public » (common public goods) a été soulignée par l’attribution du prix Nobel d’économie 2009 à Elinor Ostrom. Celle-ci a montré qu’une gestion collective de ressources communes par une communauté pouvait être plus efficace qu’une gestion prise en charge par le secteur public ou confiée à des acteurs privés. Selon Ostrom, les possibilités de la technologie moderne et des nouveaux médias, facilement accessibles à chacun, donnent à des groupes et à des organisations la capacité de traiter à grande échelle les questions posées par la préservation des biens communs [8] . Ce résultat justifie a posteriori la demande insistante des ONG et de représentants de la société civile d’être associés au système de gouvernance globale.

Le besoin de règles mondiales

Les interdépendances qui viennent d’être évoquées font que nous avons besoin de règles mondiales par lesquelles les biens communs mondiaux sont identifiés, reconnus, puis garantis, préservés ou reconstitués à l’avantage de tous les pays et de l’ensemble de l’humanité. De leur côté, les PED ont besoin d’institutions supranationales sans lesquelles leur pouvoir de négociation avec les autres pays et les FMN est faible. Mais « comment définir des règles mondiales, valables pour tous et acceptables par tous dans un monde où n’existe aucun leadership affirmé et universellement reconnu ? » se demande Jacquet . Il s’agit d’inventer une gouvernance globale [9] [10] [11] , qu’il définit comme le dispositif et le processus assurant « l’intermédiation entre différents intérêts nationaux, transnationaux ou régionaux en l’absence de gouvernement mondial » [12] afin de « préserver la paix et la prospérité à l’échelle mondiale ». Le processus peut faire appel à l’usage de la force (militaire), à des négociations, à des institutions, au droit international, aux usages.

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Définition gouvernance globale

Le concept de gouvernance s’oppose à celui de gouvernement – il s’agit de « gouverner sans gouvernement » – comme le concept de gouvernance d’entreprise s’oppose à celui de direction d’entreprise [13] .

Le premier objectif de la gouvernance globale est de favoriser l’instauration d’un ordre mondial qui est la toute première condition de la paix et de la prospérité. Suivant North, qui a décrit le contenu d’un système d’ordre, le système de gouvernance globale doit comprendre : 
- une matrice institutionnelle avec des organisations internationales auxquelles sont accordés des droits et des privilèges par des traités internationaux, 
- une structure stable d’échanges sur les problèmes à résoudre et de recherche de consensus, 
- un engagement crédible des Etats-nations au travers d’institutions, 
- l’intériorisation de normes et de règles, avec des mécanismes pour les faire respecter.

Le système actuel est imparfait puisque l’ONU n’a pas empêché tous les conflits militaires, ni la FAO les famines, ni le FMI les crises financières. Le consensus des Etats est difficile à obtenir et les institutions et les traités ne comportent que rarement les moyens d’action permettant d’infléchir les politiques nationales. L’OMC est une exception que nous examinons en détail plus loin. Cette organisation dispose d’un organe de règlement des différends dont les décisions s’imposent et ne peuvent pas être contestées par un Etat membre.L’imperfection du système d’ordre mondial fait que la gouvernance globale est aujourd’hui un vaste chantier, dont les aboutissements progressifs peuvent être de surcroît remis en cause par l’évolution du monde.

La gouvernance globale en chantier

Comment les gouvernements élus et responsables devant les citoyens peuvent-ils reprendre un peu de contrôle sur le phénomène de mondialisation ? Selon Cohen, il n’existe que deux possibilités : la première est de rechercher un accord politique entre les Etats pour fixer des objectifs communs dans les différents domaines partagés (cf biens publics ci-dessus) et à instituer un embryon de gouvernement mondial, par exemple sur le modèle de l’Union Européenne. Au vu de la difficulté des 27 pays européens à se mettre d’accord sur des objectifs et à faire fonctionner leurs institutions, la transposition au niveau mondial avec 200 pays et 5 continents apparaît utopique. La seconde possibilité est celle de la gouvernance globale, qui consiste à préserver ce qui existe en matière d’institutions et d’accords internationaux, et l’étendre à d’autres domaines, en conférant aux institutions existantes (ou à créer) des moyens d’action analogues à celui dont l’OMC dispose aujourd’hui, l’Organisme de Traitement des Différends. Dans les autres domaines communs, la finance (FMI), le travail (OIT), la culture (UNESCO), l’alimentation (FAO), les institutions ne disposent pas du pouvoir de faire appliquer leurs décisions ou recommandations, ou alors il n’existe pas d’institution (environnement, biodiversité, etc.).

Prenant le cas du système financier mondial, Cohen estime que les propositions pour une nouvelle gouvernance doivent préciser comment les règles se partageront entre :

- la régulation nationale et les règles du jeu internationales,

- la régulation publique et l’autorégulation professionnelle,

- l’intervention politique et la délégation à des instances indépendantes,

- la conditionnalité politique des aides éventuelles et la sanction par le marché.

La loi internationale fondamentale et unique en son genre par laquelle l’OMC a pu atteindre les buts qui lui avaient été fixés [14] assure que les règles adoptées (ici dans le champ du commerce international) garantissent la liberté et la non-discrimination entre les nations. S’appuyant sur l’expérience et les acquis de l’OMC, Pascal Lamy affirme que les deux principaux enjeux des institutions de la gouvernance globale sont i) de rendre compte de leur action aux Etats qui les ont mandatées, et ii) de combler le "déficit démocratique" perçu par les gens qui ont le sentiment de n’avoir aucun moyen d’influence sur un système international de prise de décision dont ils sont trop éloignés. L’OMC apparaît comme un modèle pour les futures institutions de la gouvernance globale à créer dans les champs d’interdépendance des nations : l’environnement (Greenpeace et certains pays poussent à la formation d’une organisation mondiale de l’environnement au sein des Nations Unies), la sécurité énergétique, l’alimentation, la santé, la réduction de la pauvreté, les migrations. Construire un système de gouvernance globale n’est pas une mince affaire, car il faut imaginer une architecture dans laquelle les objectifs poursuivis dans les différents champs d’interdépendance – les biens communs – sont cohérents, le rôle des institutions et leurs inter-relations sont précisés, les accords entre nations sont négociés, signés puis paraphés par les parlements, les moyens de fonctionnement sont donnés et les modalités du contrôle démocratique sont déterminées. La gouvernance globale doit donner à la communauté des nations les moyens de réaliser un équilibre entre les "3 P" du développement durable – "3 P" pour « Profit, People, Planet » –, autrement dit un équilibre entre les enjeux économiques, sociétaux et environnementaux. Il y a aujourd’hui déséquilibre, l’enjeu du profit étant surévalué par rapport aux deux autres enjeux.

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Architecture du système international

Le schéma ci-dessus illustre ce que peut être la structure de cette architecture, par laquelle on distingue les institutions et les accords internationaux selon qu’ils sont bilatéraux ou multilatéraux, généralistes ou spécialisés, national, régional ou global. Il ne faut pas perdre de vue que le système est plus complexe et comporte un nombre d’éléments et d’acteurs bien plus élevé. A titre d’exemple, Baldwin a évalué à plus de 2000 le nombre de traités bilatéraux signés entre 1985 et 2005 dans le seul domaine des investissements . Jean-Claude Trichet, Président de la Banque Centrale Européenne estime que construire un système de gouvernance globale est un chantier de très grande ampleur. Mais il ne faut pas se laisser freiner par les difficultés du court terme. Prenant l’exemple des institutions européennes, il observe que les acquis d’aujourd’hui – monnaie unique, Parlement Européen, Cour de Justice Européenne – auraient paru il y a cinquante ans comme un rêve pour les pères fondateurs de l’Europe .

Dans cette architecture de gouvernance globale, les Etats-nations sont des acteurs incontournables par leur participation aux instances collectives multilatérales et régionales, leur fonction protectrice des populations et des territoires qu’ils représentent et le mandat reçu des électeurs. Contrairement à ce que postulait le consensus de Washington dans les années 1980, les nations doivent disposer de gouvernements compétents et efficaces car leur rôle dans la gouvernance globale est incontournable. Le G20, qui réunit les dirigeants des nations les plus développées du G8 avec ceux des pays émergents les plus dynamiques doit se positionner au centre de la gouvernance globale, comme le recommande le Cercle des Economistes : « le G20 doit devenir un lieu de négociation globale aussi bien sur les questions financières que sur les politiques environnementales, les déséquilibres mondiaux, la réforme du système monétaire international et la volatilité du prix des matières premières » .

La gouvernance globale du commerce et le futur de l’OMC

La paralysie du cycle de négociations de Doha, engagé il y a 10 ans et non abouti, pose la question du futur de l’OMC et suscite des débats intenses entre les experts, les chercheurs et les diplomates . Les pays-membres de l’OMC « votent avec leurs pieds » en s’engageant dans des accords bilatéraux ou régionaux sur lesquels l’OMC n’a pas de contrôle. Des discriminations sont de plus en plus souvent réclamées par des groupes d’opinion . Les auteurs relèvent que la nature même du commerce s’est profondément modifiée en ce début de XXIè siècle. Les échanges de biens portent de plus en plus sur des biens intermédiaires, nécessaires aux chaînes de production intégrées. Les échanges ne se limitent plus à des produits et services dans les deux sens, mais portent de façon croissante sur des investissements, des technologies, des idées, des connaissances, des personnes. Baldwin relève le volume croissant des investissements dans les infrastructures de services requises pour coordonner la production dispersée à l’échelle du monde, intégrant les télécommunications, des systèmes informatiques, le transport, la logistique et les finances . En rupture avec le principe de multilatéralisme sur lequel l’OMC est fondée, ces changements dans le contenu des échanges entraînent, selon Baldwin, l’émergence d’un"régionalisme du XXIè siècle" dont il suit la progression par le nombre d’accords bilatéraux ou régionaux signés, alors que l’OMC semble paralysée par son cycle de négociation qui n’aboutit pas (le cycle de Doha).

Les spécialistes du commerce international ont toujours considéré que les accords régionaux et bilatéraux doivent être évités car ils créent des distorsions défavorables à la progression du commerce global. Mais pour Baldwin, la menace que présente ce régionalisme est plus grave : le risque est que les règles ne s’écrivent plus au niveau mondial, mais régional, les petits pays et les plus pauvres d’entre eux en seraient exclus. La vie sans Doha est possible, a déclaré Bhagwati , mais les règles des accords préférentiels régionaux ou bilatéraux sont discriminatoires en faveur des pays signataires. Les dispositions de ces accords, favorables à un nombre restreint de nations, sont le résultat de l’action de lobbies qui cherchent à obtenir des concessions de la part de leurs partenaires plus faibles. Pour Bhagwati, cette évolution peut affaiblir l’OMC et conduire à des difficultés plus grandes pour construire la gouvernance globale dont le monde a besoin : "nous pouvons vivre sans Doha, mais pour beaucoup de gens, ce ne serait pas une vie".

La remise en cause possible de l’OMC aurait une autre conséquence grave. Nous avons vu qu’elle est la seule institution globale à disposer d’un corpus législatif complet, accepté par tous les Etats membres, et d’un instrument (l’ORD) pour le faire appliquer. Si cet acquis venait à disparaître, comment les nations parviendraient-elles à coopérer dans des domaines à fort enjeu comme la finance, l’environnement ou l’alimentation ? Baldwin estime que la montée du régionalisme commercial n’est pas encore un désastre, mais elle peut le devenir. Le risque est de sortir d’un ordre mondial basé sur des règles et de revenir au système antérieur aux deux guerres mondiales, fondé sur l’équilibre des puissances, avec le risque que les conflits non résolus par la négociation le soient par la force.

 

Les gouvernements doivent sauver la coopération mondiale en matière de commerce et préserver les acquis de l’OMC. Pour cela, ils doivent travailler ensemble au sein de l’OMC pour « multilatéraliser » les accords régionaux.

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1 février 2014 6 01 /02 /février /2014 14:27

Croquis De Vinci

Grandeurs et misères du matérialisme – Intelligence du matérialisme de Benoît Schneckenburger

« Je ne demande pas l’immortalité, l’ubiquité, l’omniscience. Je ne demande pas que la société « me donne le bonheur »; je sais que ce n’est pas là une ration qui pourrait être distribuée à la mairie ou au Conseil ouvrier du quartier, et que, si cette chose existe, il n’y a que moi qui puisse me la faire, sur mes mesures, comme cela m’est arrivé et comme cela m’arrivera sans doute encore. » Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, page 133 1.

Le matérialisme a été injustement brimé dans l’histoire des idées et de la philosophie. Il s’agit là d’une des thèses magistralement défendue par Benoît Schneckenburger dans l’Intelligence du matérialiste. Son livre est une excellente introduction au matérialisme et à ses rapports compliqués avec les autres grands courants de pensées. Toutefois, sa lecture nous a souvent laissé perplexe. Loin de se cantonner à la dimension historique, Schneckenburger produit ici un véritable manifeste. Et c’est justement son apologie que nous allons critiquer aujourd’hui. Je ne rendrai malheureusement pas justice aux lignes de force du livre, qui en possède pourtant de nombreuses. Mais il est toujours plus stimulant de confronter les différences que les similitudes.

Je dois noter aussi l’excellente maquette proposée par les Éditions de l’Épervier et la préface bienvenue de Jean-Luc Mélenchon qui prouve que la politique n’a pas à se couper de la production philosophique pour exceller dans son art, c’est tout le contraire.

L'intelligence du matérialismeDe la confrontation et des univers de pensée

 

Ce qu’on constate, une fois le livre refermé, c’est qu’on a assisté à une énorme bataille théorique. Deux camps s’opposent d’abord, celui de l’idéalisme et celui du matérialisme. Une fois la victoire de ce dernier proclamée, un schisme s’opère entre deux écoles matérialistes, les individualistes et les collectivistes. Là encore, le combat fait rage et puis la sérénité théorique reprend ses droits. Le collectivisme a vaincu l’individualisme, jugé trop imparfait et impraticable. La guerre, que je viens d’évoquer, est avant tout celle des mots. Et nous arrivons à la première difficulté de l’approche de Schneckenburger.

Lui, qui loue régulièrement les travaux de Bourdieu, serait peut-être surpris si on analysait l’Intelligence du matérialisme à l’aune d’une approche symboliste bourdieusienne. Deux grandes familles lexicales se détachent, la première reliée de manière méliorative au matérialisme (ainsi de rationalité, de déterminisme, d’épicurisme, de science, de causalité, de collectif, de marxisme, d’altruisme, de fait, de corps, de matière, de loi, de calcul, etc.) alors que la seconde renvoie péjorativement à l’idéalisme (ainsi d’esprit, d’idée, de spiritualisme, de religion, d’individualisme, de croyance, d’âme, d’immatériel, d’anthropocentrisme, d’ascétisme, de discrimination 2, de subjectivité, de libéralisme, etc.).

Cela conduit à amalgamer des débats philosophiques qui n’ont, pourtant, pas grand chose à voir. En fait, l’auteur opère deux mouvements matérialistes distincts qui, à mon avis, ne portent pas sur le même plan et qui méritent chacun des réponses forts différentes.

Le premier mouvement, est celui du matérialisme métaphysique. On jugera peut-être ma formulation comme une hérésie mais elle me semble justifiée pour décrire cette facette du livre. Ce matérialisme métaphysique considère le monde du seul point de vue de la matière, il rejette toute forme de spiritualisme et du dualisme ; il est profondément athée. Son objet ne dépasse pas la description et la compréhension primaire du monde, il n’a pas vocation d’expliquer des phénomènes complexes mais de poser un cadre d’analyse accepté par tous. Il est intéressant de remarquer qu’il est la continuation logique de tout un pan de l’histoire de la pensée philosophique, de l’Antiquité au Modernisme en passant par les Lumières, et qu’il était nécessaire au développement technique actuel. Or, il se trouve, Schneckenburger a raison sur ce point, attaqué et mis à mal par une vague de spiritualisme déferlant de plus en plus sur nos sociétés.

Le second mouvement, répond, lui, à des questions beaucoup plus larges, c’est un matérialisme philosophique. Son but n’est pas de comprendre les briques élémentaires de la conscience humaine et du monde, mais de proposer un système de réponses générales, une morale – même si l’auteur préfère, à la suite de Deleuze, le termes d’éthique – et une politique. Il est, lui, épicurien, rationaliste et marxiste.

Nous arrivons ici au premier accroc évoqué plus haut. Si je peux sans conteste me dire matérialiste dans le sens métaphysique, rejeter par là toute forme de spiritualisme et de religiosité, accepter que notre expérience découle uniquement de la matière, il m’est impossible d’adhérer au système philosophique proposé par Schneckenburger. L’intelligence du matérialisme ne prend jamais le temps de se réfléchir elle-même. À la différence d’autres systèmes complet, elle ne juge pas utile de considérer, avec ses propres moyens conceptuels, ses possibilités d’existence. Ainsi elle doit être prise d’un bloc ou ne pas être prise. Analysons un cul-de-sac conceptuel occasionné par cet état de fait.

L’existence du matérialisme et l’intuition

 

Schneckenburger recourt tout au long du livre à une très large palette de penseurs. Il met également en parallèle, à raison, les soubresauts scientifiques et les soubresauts philosophiques dans l’Histoire. Toutefois, il parle souvent de l’intuition des premiers matérialistes sans jamais expliquer comment la pensée humaine peut avoir « créé » cette idée en même temps que la philosophie. Il est certain qu’une approche matérialiste de l’histoire des idées – comme elle peut être pratiquée par Ellen Meiksins Wood par exemple – prendrait en compte les déterminants historiques nécessaires à l’apparition du matérialisme.

Car, l’intuition nous parait la valeur idéaliste par excellence. Elle ne repose sur rien d’autre qu’une combinaison d’idées originales, chanceuses et permettant d’apporter une réponse aux questions philosophiques fondamentales. Si l’idéalisme et le matérialisme résument l’histoire des idées, ce que je ne pense pas, alors pourquoi ont-ils vu le jour ensemble ? Et, surtout, pourquoi des penseurs pencheraient-ils du côté idéaliste ? Ici le livre est ambigu. Il propose deux réponses : (1) les conditions sociales et historiques conditionnent l’idéalisme comme un voile pour recouvrir les intérêts réels des acteurs sociaux et (2) l’idéalisme est le fruit du hasard historique et se résume donc, purement et simplement, à une erreur.

L’auteur ne tranche jamais réellement le problème et, pour cause, il explicite la tension primordiale du matérialisme. Si l’idéalisme et le matérialisme sont des produits de déterminismes sociaux et historiques, alors les sociétés humaines sont bien plus déterminées que Schneckenburger ne l’admet dans la partie politique du livre ; où il penche plutôt vers une conception réflexive, qui était aussi celle de Bourdieu, dans laquelle l’être humain se libère en prenant conscience de ses chaînes. Si l’idéalisme est une pure erreur hasardeuse alors le matérialisme s’inscrit dans une forme de téléologie où il incarne la Vérité.

Précisons immédiatement que nous ne croyons pas que tout se vaut et, justement, le matérialisme métaphysiquepermet de sortir de cet écueil. Mais le matérialisme philosophique n’est rien de plus qu’un système parmi tant d’autres qui tente de comprendre et de régir la société ; qui s’entoure de ses propres codes et de ses propres ennemis. Comme il est intemporel, il dépasse le stade de simple grille de lecture pour devenir une vérité transcendante dont les critiques sont, par défaut, dans l’erreur. S’auréoler d’une pseudo-scientificité, faire, en quelque sorte, de la philosophie scientifique, c’est déjà admettre qu’on n’en admettra pas d’autres.

Bien entendu, le livre est un manifeste, il est dans son optique de convaincre. Seulement, n’est-il pas plus constructif d’admettre, au sein de son système, une flexibilité réflexive ? En érigeant le matérialisme philosophique sur des piliers moraux et politiques, on prête le flanc à tous les courants moraux et politiques qui ne peuvent pas reconnaître l’hégémonie de l’épicurisme, du rationalisme et du marxisme. Quel place par exemple pour les socialismes non marxistes et non déterministes ? Seront-ils taxés d’idéalisme et d’utopisme ?

L’impossible politique du matérialisme

 

Arrivons de facto au terrain sur lequel débat le troisième tiers de l’Intelligence du matérialiste. Assez paradoxalement, l’épicurisme ne fait pas une bonne politique. Même si Schneckenburger s’en défend, l’épicurisme se pense d’abord comme un solipsisme, parce que le plaisir et le bonheur s’évaluent immédiatement par le corps lui-même et que le processus qui conduit l’individu à évaluer ses plaisirs et son bonheur à ceux des autres nécessite beaucoup plus de réflexion raisonnée. Cela ne serait pas un problème si l’on ne cherchait pas absolument à fonder une politique sur l’épicurisme et, pire, sur le primat du bonheur.

La politique matérialiste de l’auteur place le bonheur comme fin et principe de l’action politique. En même temps, il défend une vision de la politique comme activité collective et non atomique. Pourquoi cela est-il contradictoire ? Parce qu’on ne peut pas définir le bonheur collectivement. Si, on peut effectivement établir un bonheur objectif, qu’on pourrait aussi appeler bonheur primaire. Ce « bonheur » correspondrait à la satisfaction des besoins primaires, au bon fonctionnement du corps. Son assouvissement doit devrait être un présupposé de toute action politique et de toute société – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui puisque, comme Schneckenburger le note très bien, le capitalisme et le libéralisme privatisent même les biens les plus élémentaires comme l’eau ou la nourriture –, cela je le concède volontiers.

Cependant, toute autre forme de bonheur est profondément liée à la subjectivité individuelle et à l’intersubjectivité collective. Est-ce à dire qu’il est impossible de fonder une morale et une vision du bien commun ? Non, mais qu’il impossible de le faire avec les seuls outils matérialistes. Le dichotomisme qu’il charrie empêche de comprendre la complexité ontologique et, plus fondamentalement, les liens entre le collectif et l’individuel, l’égalité et la liberté, le déterminant et le relatif. Voilà quelques oppositions simplistes qui ont conduit tant de pensées théoriques à échouer dans leur pratique.

Prenons celle qui touche le plus à l’organisation du système politique : l’individu et le collectif. Ces deux niveaux d’existence sont à la fois interdépendants et peuvent se vivre de manière contingentes ; ils s’opposent souvent mais ne peuvent exister qu’en symbiose et dans un rapport de miroir : on n’est jamais seul qu’avec les autres mais le groupe ne peut se penser qu’avec le je. Nous nous inscrivons totalement dans la pensée de Cornélius Castoriadis qui a passé sa vie à essayer de montrer que les couples de concepts tel que celui-ci génèrent des incompréhensions dramatiques sur toute la structure de la pensée humaine.

De fait, le matérialisme proposé par le livre est une idéologie qui écarte un nombre ahurissant de problèmes à la fois théoriques et très pratiques, en les classant dans des cases de non-existence. La responsabilité, le choix, la liberté, la politique, sont autant d’idées que le matérialisme réduit, je pèse le mot, à une fonction d’émergence d’une réalité absolue de la matière. N’en déplaise à Benoît Schneckenburger, quand sa définition du politique se révèle comme suit : « elle [la question politique] consiste à interpréter le fait de l’existence commune et à viser la compatibilité des plaisirs. » 3, elle est d’un réductionnisme effarant. Non pas parce qu’elle ignore une quelconque transcendance divine ou extra-sociale, mais parce qu’on peut tout-à-fait concevoir que le problème politique est avant tout de définir les visées ultimes de la politique et que le camp matérialiste/épicuriste/marxiste n’est qu’une force politique parmi d’autres.

De plus, la conception du plaisir est infiniment subjective et j’avoue ne pas comprendre comment l’auteur veut en faire une morale à part entière. Comment juger les plaisirs eux-mêmes ? On ne pourra jamais comparer l’expérience du plaisir entre les individus objectivement, si ce n’est scientifiquement et en leur retirant alors toute humanité. L’exemple prit par Schneckenburger du plaisir qu’on peut ressentir à travers l’action politique démontre suffisamment que ce type de bonheur actif se retrouve assez peu chez les citoyens actuels.

Mais, autre ambiguïté du livre, on ne sait jamais vraiment si l’être humain est perfectible (à court ou à long terme) ou s’il faut l’accepter avec ses vices. Les deux points de vue sont donnés. Lequel doit, dans ce cas, primer ? La réponse de certains penseurs est que, même si l’éducation et donc la sociabilisation forge l’individu, on ne doit pas écarter les vices « naturels » de l’être humain et ses vices « sociaux ». Peut-on éradiquer l’égoïsme qui est stricto sensu une composante sociale puisqu’il ne s’exprime que par rapport à l’autre ?

L’instrument du matérialisme et l’éternel problème de la Raison

 

Pour conclure, j’aimerais affirmer l’intérêt du livre de Benoît Schneckenburger. Outre le matérialisme métaphysiquequi m’apparaît être un fondement absolu de toute pensée réellement libre et réflexive, de nombreuses propositions du matérialisme philosophique se révéleront sans doute utiles dans la lutte contre le système actuel. On partage souvent le même sentiment quand on lit les auteurs subversifs de notre époque : leurs pensées et leurs écrits sont quasiment unanimes sur la dénonciation du statu quo et sur le néo-libéralisme ambiant, comme régime social et comme régime philosophique. Seulement, bien peu de courants tentent de conceptualiser leurs dialogues avec les autres sans chercher à étendre, encore et encore, leur hégémonie. Comme si une philosophie ne pouvait exister qu’en justifiant son existence par un énoncé de vérité impérative. Pourtant, que soit dans la rue ou dans les livres, des formes d’alliances seront un jour nécessaires si on veut renverser la table et imposer des changements globaux.

En tant qu’instrument, le matérialisme est une nécessité. Je poserai, pour finir, un dernier problème à Benoît Schneckenburger : jusqu’où le matérialisme peut-il justifier une prépondérance de la création rationnelle sur l’irrationnelle ? Pourquoi ne pas prendre en compte l’instabilité de l’esprit humain qui, peut-être, ressent un besoin physiologique de croire ? Cette soif, n’aurait pas forcément à s’épancher dans le spiritualisme ou la religion, on peut imaginer des systèmes de croyance rationnels. Et puis, après tout, le matérialisme métaphysique n’est-il pas lui aussi un dogme nécessaire ?

Intelligence du matérialisme, Benoît Schneckenburger, préface de Jean-Luc Mélenchon, Éditions de l’Épervier, novembre 2013, 13€

(En entête, l’homme de Vitruve de Léonard De Vinci, 1492, domaine public ; la première de couverture de l’Intelligence du matérialisme demeure créditée aux Éditions de l’Épervier.)

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1 février 2014 6 01 /02 /février /2014 14:23

Le quart état

Le socialisme aujourd’hui

Le présent article reprend deux billets parus sur le blog d’Alternative Libertaire Bruxelles, L’avenir du Socialisme etLa nécessaire implosion de la Social-démocratie. Leur contenu a été revu et corrigé, notamment suite aux discussions qu’ils ont engendrés. Bonne lecture.

L’avenir du socialisme

 

Le paradoxe qui travaille l’imagination de tous les radicaux du XXIe siècle peut être résumé de la manière suivante : pourquoi le peuple ne se révolte-t-il pas et comment faire advenir un mouvement social et révolutionnaire global ? On ne peut pas nier l’apathie politique et le manque d’intérêt du citoyen lambda pour son avenir et celui de sa société. D’où une frustration, peut-être même une sorte de fatalisme, qui vous prend à la gorge. A quoi bon militer, combattre, essayer de transformer le monde, quand mes semblables passent leur temps à zapper d’une chaîne à l’autre ; sans se soucier des soubresauts d’un capitalisme vacillant éternellement de ses propres contradictions ?

L’avenir du Socialisme, entendu comme ce projet politique fondé au cours du XIXe siècle souhaitant construire une société meilleure, plus libre, plus égale et plus juste ; l’avenir de cette idée est aujourd’hui en question. Non que personne doute de la nécessité de réformer ou de changer le système. Même le moins politisé des citoyens, si vous l’interrogez, vous dira que les choses ne tournent pas rond, que la Crise ne cesse de frapper et qu’il serait temps que les politiciens se mettent un peu au boulot pour résoudre tous ces problèmes. En fait, vous obtiendrez sûrement une variante chez une bonne moitié de vos sondés : les dits politiciens sont incapables de faire leur travail, mais après tout, personne n’a vraiment le pouvoir de nous sortir de la purée !

L’attentisme et le fatalisme, voilà les deux attitudes qui gouvernent de nos jours les opinions publiques. Les mots socialisme, communisme, anarchisme, etc. sont tellement connotés, qu’ils sont rejetés a priori. Mais, le plus grave est, sans doute, qu’on a systématiquement déconstruit la capacité du peuple, et même celle des élites, à penser le passé, le futur et le présent.

Le passé parce que l’histoire des mouvements politiques depuis les Lumières n’intéresse à peu près personne et qu’elle est absente des manuels historiques qui forment les jeunes dans les lycées, les collèges et les athénées. Qui sait vraiment comment l’État social a été arraché par le mouvement ouvrier et les partis socialistes ? Qui connaît les expériences révolutionnaires radicales de Barcelone en 1936, de la Russie soviétique de février à octobre 1917 ou de la Commune parisienne de 1870 ? Bien sûr, je ne rends pas justice, en disant cela, aux innombrables militants et intellectuels radicaux qui s’échinent depuis des années à fonder une culture transgressive et alternative face au mainstream et au capitalisme financier. Mais force est de constater que l’impact réel de cette connaissance subversive est quasi-nulle chez les masses voir même chez un large pan des élites dominantes infiniment moins instruites qu’au début du siècle dernier.

Au sein des groupes initiés on est souvent stupéfait des clichés historiques qui circulent. Les « marxistes » d’aujourd’hui ont rarement lu Marx et Engels ou les marxistes les plus innovants comme Rosa Luxembourg, George Lukács et Antonio Gramsci. Cela vaut aussi pour les socialistes non-marxistes qui reviennent trop peu aux « utopistes », aux pères de l’anarchisme ou à tous les penseurs atypiques que cette philosophie a fait naître depuis un siècle et demi. Cela n’est pas du au manque de volonté des révolutionnaires de notre temps mais à la double disparition d’une presse socialiste conséquente et diversifiée et de grandes organisations, partis, syndicats, réseaux, clubs, qui assuraient le minimum d’éducation politique 1 nécessaire.

On a également retiré aux peuples et aux élites la capacité de penser le futur en termes de changement radical de la société. Il est extraordinaire de lire à notre époque les débats politiques qui agitaient les années 30. Même si on peut déjà y trouver le germe de l’apolitisme contemporain (et celui de l’individualisme généralisé dont il n’est à mon avis pas séparable), les différentes formations politiques portaient des projets à la fois concrets et révolutionnaires. Les intellectuels de cette période, comme sans doute une partie des masses, étaient capables d’imaginer des futurs transformés par l’action humaine. La gratuité de l’enseignement, l’État social ou encore l’égalité devant la justice nous paraissent aujourd’hui aller de soi, et cela alors qu’ils sont tous les jours un peu plus rognés, mais ils ont tous été, à un moment donné, un pur produit de l’imaginaire radical d’une poignée d’individus.

Comment porter, lors d’un débat public qui accompagne l’une de nos élections, des propositions politiques largement originales ? Imaginez qu’on propose de limiter simplement la propriété des biens immobiliers à un par personne ou par ménage ; qu’on demande une remise à niveau économique et symbolique des enseignements techniques et professionnels ; ou qu’on projette la mise en commun du capital dans toutes les entreprises pour former des entités auto-gérées par les travailleurs ? Ces idées sont on ne peut plus concrètes et tout-à-fait réalisables si on passe outre le blocage intellectuel qui enchaîne l’esprit de tant de nos concitoyens ; et si, on parvenait également à recréer un espace de discussion publique présentant toutes les alternatives politiques disponibles. La question du futur me parait conditionnée par un changement de paradigme médiatique et intellectuel. Qui plus est, ces mesures ne sont finalement qu’une ébauche de socialisme réformiste. Nous reviendrons plus loin sur l’échec de la sociale-démocratie, mais on peut constater que même des projets cadrant avec la démocratie libérale ne sont tout simplement plus concevables – et c’est dire beaucoup sur l’état de délabrement politique de nos sociétés.

Après avoir présenté tout cela, je peux parler du présent comme d’une savante articulation entre une analyse factuelle de notre situation, les différents projets de société qui s’offrent à nous et les sources théoriques et historiques dont nous avons tant à apprendre. Par quoi passe l’avenir du Socialisme si nous parvenons à regagner une perspective temporelle réflexive ? Il me semble qu’on peut le résumer, et donc forcément le caricaturer, en quatre grands mouvements.

D’abord, il faut nous atteler à repenser et à reconstruire un espace médiatique de masse. Internet possède un potentiel d’émancipation non-négligeable et notre situation serait sans doute bien plus terrible s’il n’avait pas existé. Il faut donc tirer profit de sa flexibilité (un mot, parmi d’autres, à reforger pour nos combats). Mais nous devons éviter l’écueil qui consisterait à rejeter des formules médiatiques différentes. Ce qu’on appelait avant sa connotation négative la propagande, fonctionnait parce qu’elle était déclinée sous une myriade de formats. Faut-il profiter des grands médias contemporains, journaux, radios et télévisions pour propager nos idées ? Faut-il privilégier des médias neufs avec un tirage et un public maximal ? Ces questions doivent être débattues, principalement quant à leurs modalités d’application. Le but visé devant toujours revenir à la diffusion large de nos idées et de nos propositions concrètes. Surtout, notre rétablissement médiatique ne peut naître que d’une symbiose entre l’intelligence et le travail ; les citoyens, les travailleurs doivent s’emparer du pouvoir de forger la pensée et l’information.

Ensuite, nos actes doivent conduire, d’une manière ou d’une autre, à la création d’un mouvement social massif. On aura beau proposer les plus belles idées du monde, si la société ou une partie de celle-ci ne suit pas, cela n’aura pas grande importance. Je crois que le modèle des partis classiques est dépassé. Il faut réinventer l’action collective, dans les partis et les syndicats, dans la vie de tous les jours et de tous les types d’organisations qui peuvent s’y prêter. Ce problème sera sans doute le plus difficile à régler.

Les peuples européens reviennent d’une longue période de somnolence, à la fois imposée et désirée. Il est triste, mais juste, de penser que les conditions extérieures, la Crise, l’Austérité, la Dictature de l’Économie, vont finir par réveiller les dormeurs. Chaque coup de butoir révèle, en Europe et ailleurs, qu’une population peut descendre massivement dans la rue, exiger, lutter sur le moyen terme. Nous devons tourner nos regards vers la Grèce, le Chili, l’Italie, le Québec, le Portugal, le Brésil, l’Espagne et tant d’autres pays où le capitalisme tremble à nouveau ou a tremblé un court instant, devant la fédération des exploités et des aliénés. N’oublions pas non plus d’adapter l’action au terrain et à la culture où elle sera appliquée ; et ce sans pour autant oublier l’internationalisme des origines.

De plus, il faut poser les bases d’une Union des gauches qui n’a que trop rarement eu lieu dans l’histoire. Il ne s’agit pas de renier nos différences, celles-ci sont nécessaires pour le futur. Cependant, ces différences, qui ont si souvent conduit à des luttes fratricides, nous empêchent aujourd’hui de peser véritablement dans l’agora. Notre puissance réelle est, à mon sens, occultée par l’éclatement et les prises de bec incessantes qui secouent nos organisations. Bien sûr, il faudra instaurer un cadre à cette Union. Ne doit-elle pas écarter les staliniens et autres égarées du XXe siècle ? Ne devrait-elle pas poser, une fois pour toute, le principe de pluralité et de démocratie au sein du mouvement socialiste ? Devons-nous intégrer, partiellement ou entièrement, les libéraux de gauche et les sociaux-démocrates radicaux ? Il faudra également poser le problème du niveau d’exercice de l’Union, seulement national ? Européen ? Mais sa seule existence ne peut qu’enclencher une dynamique positive.

Enfin, je crois qu’au centre de notre action doit subsister un dogme émancipateur. Celui qui considère que le destin du monde n’est pas tracé, que « les gens », « le peuple », les citoyens sont capables de changer, en bien. Ce présupposé nous le partageons tous, à divers degrés. Nous devons en faire une bannière fédérative. Plus que jamais, cet optimisme révolutionnaire nous unis face à l’apathie et à tous ceux qui détournent le regard. Nos valeurs prennent leur source au fondement de notre humanité et n’importe quel être humain peut s’accorder avec nous sur ce point. Il suffit de la bonne expérience, la bonne coïncidence ; repensez à la manière dont vous êtes devenu ce que vous êtes ! Le Socialisme ne peut pas être une simple doctrine politique, il doit proposer un art de vivre, une conception générale de l’existence. Dans les faits, il s’agira de plusieurs conceptions, parce que nos mouvements sont divers et reposent sur des notions parfois contradictoires – mais visant toujours à supprimer la domination de l’homme sur l’homme.

L’avenir du Socialisme a été occulté pendant très longtemps. Il paraissait tous les jours moins viable et plus lointain. Nos élites s’efforçaient d’oublier que le capitalisme n’est qu’un système économique parmi d’autres et qu’il est voué à disparaître un jour, comme n’importe quelle institution sociale. Ils grignotent tout ce qu’ils peuvent sur le cadavre de la finance, dont le futur est, lui, bien plus clair. Si le capitalisme détient un potentiel de réinvention extrêmement puissant, la finance se révèle, elle, beaucoup plus fragile que ses ancêtres historiques. La faire ployer et puis la briser sont des objectifs réalisables en l’espace d’une vie. Ce serait en tout cas, un bien beau legs aux générations futures… que se trouve incapable d’offrir la sociale-démocratie, vestige des socialistes réformateurs qui n’ont aujourd’hui, plus rien de réformiste, ni de socialiste.

L’impasse social-démocrate

 

Les partis sociaux-démocrates ne cessent de glisser vers la droite du spectre politique. Cette réalité paraîtra sans doute évidente aux yeux des radicaux mais elle est en train de se révéler avec clarté à tous les citoyens de nos démocraties libérales. Il ne s’agit pas de commenter les cotes de confiances et les pseudo-sondages mais simplement de tendre l’oreille dans la rue et de constater la régression démocratique progressive qui paralyse nos sociétés. Les partis de la gauche libérale pouvaient faire illusion par temps économique relativement doux mais la Crise (ou plutôt les crises répétées) dévoile au citoyen ordinaire une vérité incontestable : nos élites, quand bien même elles se revendiquent de la gauche, n’ont plus aucun projet social ou politique, elles se contentent de gérer et, qui plus est, elles le font mal !

Il ne faudrait pourtant pas rejeter l’expérience sociale-démocrate en la frappant d’un anathème arbitraire. Et ce pour trois raisons.

D’abord, ce mouvement politique est né pour répondre à de vrais problèmes, sans donner pour autant de bonnes réponses. L’action à mener à l’intérieur du système et la dimension démocratique du socialisme constituent, encore aujourd’hui, des pierres d’achoppement réelles. Tant que la gauche gouvernementale non-communiste a pu poursuivre son projet politique du début du XXe siècle, c’est-à-dire la construction de l’État social et de l’État de droit2, elle semblait garder un ersatz de légitimité politique et populaire. On peut d’ailleurs affirmer que l’univers politique occidental de l’après Seconde Guerre Mondiale a intégré une partie des critiques formulées par le camps socialiste. Sans parler de radicalisme, tout l’échiquier politique a été contraint d’accepter un compromis économique, le keynésianisme, qui demeurait libéral mais offrait à la « gauche » des avancées sociales concrètes (et bien sûr insuffisantes). Or, cette embellie relative a pris fin au tournant des années 70-80. En France, la mort définitive de la social-démocratie a été actée en 1983 par l’austérité de François Mitterrand 3.

Ensuite, parce que l’alternative entre la Révolution et la Réforme, entre les communistes-staliniens et les sociaux-démocrates, aussi désuète qu’elle puisse sembler aujourd’hui, a marqué plusieurs générations. Aux yeux des socialistes anti-autoritaires, des alternatives ont toujours existé. Entre les multiples courants anarchistes et marxistes qui refusaient de concéder à l’URSS son premier S (pour Socialistes), nos ancêtres avaient le choix. C’est vrai… Mais les sociétés occidentales d’antan n’ont pas permis à ces alternatives d’émerger et la Social-Démocratie est devenue la garante de tout ce que le totalitarisme soviétique menaçait. L’orientation du communisme stalinien et l’acharnement de milliers de militants, souvent biens intentionnés, à le défendre ont gravement plombé le mouvement socialiste et l’ont poussé dans l’écueil où il se trouve aujourd’hui.

Enfin, et c’est le point le plus important, il existe à l’intérieur des partis et des organisations sociales-démocrates des militants socialistes véritables. On assiste, en fait, à un phénomène de dissolution vers le haut ; plus on monte dans les instances dirigeantes des dits-partis, plus les cadres se droitisent. Ainsi, dans le cas de la Belgique, certains conseillers communaux ou échevins socialistes sont à des années-lumières politiques d’un Di Rupo ou d’un Magnette. Ils sont confrontés à la base des militants et aux divers problèmes sociaux que la Crise a créés ou aggravés. Ces femmes et ces hommes constituent un groupe politique encore conscient, parfois de manière vague, que les intérêts des classes populaires et de la classe politique sont en contradiction totale. Ils doivent être considérer comme des interlocuteurs potentiels pour former une large Union des gauches dont le besoin s’imposera le temps passant et la Dictature Économique s’aggravant.

Historiquement, le glissement que je décris ici n’est pas neuf. Les partis ont souvent tendance à passer de la gauche à la droite une fois institutionnalisés. Les libéraux en sont un exemple éclatant. Ils ont tenu le flambeaux progressiste, souvent avec beaucoup d’hypocrisie, jusqu’à ce que leur position socio-politique soit assurée et que les socialistes se constituent et se consolident sur leur gauche. Aujourd’hui, le programme, si on peut l’appeler ainsi, de la social-démocratie peut à peine être qualifié de centriste. Et on sait bien qu’un centriste est un droitier qui ne s’assume pas. Le problème est qu’aucune force politique n’a encore investi cet espace laissé libre à gauche. Les anciens partis communistes sont pour la plupart moribonds ; on ne s’en plaindra pas. Les écologistes refusent de choisir leur camp malgré une aile radicale avec qui nous avons beaucoup de points communs. Quelques expériences de fédérations comme le Front de gauche en France ou Siriza en Grèce essayent de reconstituer une faction social-démocrate radicale qui pourrait donner des résultats intéressants mais globalement limités 4.

Pendant ce temps, les mouvements réellement socialistes peinent à diffuser leurs idées et à faire changer le paradigme politique dominant – qu’on pourrait résumer de la manière suivante : les idéologies sont mortes, le capitalisme est un système économique incontesté et incontestable et la politique se résume en une gestion technocratique des affaires courantes – pour le remplacer par l’évidence émancipatrice par excellence : nous pouvons construire une société meilleure. Pas parfaite, mais meilleure.

Faire renaître cette promesse, cela veut dire participer à la destruction de l’ancien paysage de la gauche « respectable », de la « nouvelle gauche », de la « troisième voie » et de toutes les déceptions qui jalonnent le XXesiècle. Nous devons donc dialoguer avec les quelques radicaux qui s’accrochent encore au cadavre de la Social-Démocratie et les pousser à choisir entre l’abandon de leurs valeurs et la refondation d’un mouvement socialiste. Peu importe que nos rangs en sortent grossis ou non, faire éclater les possibles socialistes ne peut que renforcer notre voix.

Parce que les luttes politiques vont aller en se radicalisant. Parce que la grande droitisation de la Révolution Conservatrice parvient de nos jours à son apogée. Parce qu’elle a semé les germes de sa propre destruction et qu’à la différence du capitalisme, la finance ne peut pas adapter son modèle pour le rendre plus social ou raisonnable. Parce qu’enfin, et c’est sûrement la chose qui compte le plus pour nous, nous ne pouvons qu’espérer un réveil des peuples face à l’écroulement de l’État social, l’aliénation résultant de la Dictature Économique et la montée de l’extrémisme fasciste ou nationaliste. Je dis espérer car c’est de cela qu’il s’agit, on ne peut plus attendre qu’une loi définisse le cours de l’Histoire à notre place, à nous de construire les alternatives politiques de demain et d’accepter qu’une des bases fondamentales de notre combat est cette croyance en une prise de conscience de la masse des citoyens.

(En entête, Le Quart-État de Giuseppe Pellizza da Volpedo, 1901, domaine public

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1 février 2014 6 01 /02 /février /2014 14:14

"Manifestation du 19 décembre 2013 contre l'austérité", Thomas Baquet

Repenser les démocraties: l’atrophie citoyenne

Le 19 décembre dernier s’est déroulé un blocage du sommet européen, afin de protester contre d’une part l’austérité, et d’autre part, le traité de libre échange transatlantique. Un magnifique article vient tout juste de sortir sur le site de Quinoa, dont je vous conseille vivement la lecture avant de poursuivre.

Auparavant, j’avais déjà parlé des problèmes que posaient la délégation à un représentant comme système politique prétendant être démocratique, identifiant les différents problèmes d’accessibilité au pouvoir, et qui selon moi restent toujours d’actualité (si de l’eau coule sous les ponts, c’est rarement le cas pour ceux des moyens de domination). Je vais ici partir de cet événement, afin de soulever différents points supplémentaires/complémentaires à cette précédente analyse, mais dans une tout autre perspective: l’apathie.

Observons tout d’abord un point étonnant, que n’a pas manqué d’ailleurs de soulever l’auteur de l’article:

« L’Alliance D19-20 qualifie l’action du 19 décembre de grand succès. En effet, près de 2000 personnes ont répondu présentes pour l’ensemble de cette mobilisation. Leurs objectifs semblent avoir été atteints : Rassembler différents secteurs de la population pour apprendre à travailler ensemble et organiser une action commune, poser une action d’ampleur plus radicale que ce à quoi nous avons participé ces dernières années et sensibiliser un public de plus en plus large sur des sujets peu connus et pas débattus, malgré leurs conséquences catastrophiques. »

Cependant, face à ces deux traités qui concernent l’ensemble des pays membres de l’Union Européenne et qui auront un impact sur la vie de tous les citoyens - agriculteurs, professeurs, fonctionnaires, employés, ouvriers, étudiants, retraités, artistes, médecins, éducateurs, entrepreneurs, consommateurs, indépendants, chômeurs – une mobilisation de 2000 personnes reste faible… » P. Vanderputten

Imaginez, sur les cinq cents millions d’individus que compte l’Union Européenne, ou les onze millions de belges, seuls 2000 (voire moins) ont osé se lever contre le Saint-Empire européen. C’est effectivement très peu, et plusieurs hypothèses peuvent être soulevées à ce sujet : soit nous avons eu tort de protester contre les mesures d’austérité, soit il y a eu un manque de communication, soit il n’existe plus de véritable citoyenneté en ce que les gens sont apathiques, soit il existe des facteurs sociaux qui poussent à cette entropie.

La première question va être assez vite réglée, et ne mérite même pas d’avoir sa propre section dans cet article : depuis les années quatre-vingt, si l’on en croit Klein 1, une école de pensée a réussi à s’imposer un peu partout dans le monde, celle des Chicagos-Boys, dont le gourou, Milton Friedman, a réussi à s’imposer en tant qu’expert de situation de redressement économique avec la mise en place du principe… d’austérité. « Vendez, vendez, bon État ! Tu t’allégeras, et ton économie repartira ». Du Chili de Pinochet à l’Indonésie, l’histoire nous montrera que ces choix n’étaient qu’une épidémie de catastrophes, mais qui serviront d’exemple à tous les autres, l’Union Européenne la première, que le chant des sirènes néo-libérales attire (ou qu’une version bien moins romancée accouple à la cupidité des dirigeants). Bref, un retour historique nous permet de voir que l’austérité face à des mesures sociales ou keynésiennes ne tient pas la route. À juste titre, nous avons peu de chance d’être dans le tort en protestant contre l’austérité.

Des médias

De la question du manque de communication, la question est en fait plus compliquée, et nous allons la balayer d’une façon simple: en parlant de média de masse, hors Internet qui est un cas à part, de part la centralisation et du petit nombre d’émetteur en comparaison avec les récepteurs, plusieurs constats assez simples:

  • un contrôle simplifié des contenus : on se réfère ici au livre Les Nouveaux Chiens de Garde, de Serge Halimi, qui montre comment les dirigeants des entreprises ont pris le contrôle des médias de masse. En dehors de cette question, il y a la question technique : il est plus simple de censurer sur un nombre restreint d’éléments que sur un nombre bien plus large ; Internet en est la preuve vivante, avec notamment dehttp://thepiratebay.org/ ;
  • un nombre proportionnellement plus restreint d’ »informations » par rapport à la quantité disponible : à une durée maximale fixée, il y aura beaucoup moins d’ »informations » qui seront potentiellement diffusées, vu qu’il y a un nombre plus restreint d’émetteurs ;
  • parce que ce nombre est proportionnellement plus petit, il est nécessaire de filtrer plus, ce qui implique un travail plus important, et donc une diminution du traitement au cas par cas, d’où les reprises des dépêches AFP, ou encore, dans le cas du D19-20, l’utilisation du terme « anarchiste » (outre son instrumentalisation décrédibilisant l’évènement) ;
  • le jeu de la concurrence mène à une perte du traitement de fond des sujets, à un formatage des formes et types d’émission. Cela, je ne prendrais pas la peine de le démontrer, juste prendre un exemple avec la RTBF et son The Voice. Du point de vue de l’information, Thibault en a fait une très belle partie dans un récent article, dont je reprends l’extrait suivant, afin de me préserver de la critique déontologique:

    On pourrait toutefois m’objecter que le rôle des médias est de satisfaire un simple besoin informationnel et qu’ils se doivent de rester « neutres et objectifs ». Or, cela n’est pas seulement impossible dans les faits, c’est aussi une posture défensive du système. Si on assiste à un assassinat sans bouger un muscle on est coupable d’avoir laissé faire. Les médias sont doublement hypocrites en ce qu’ils sont, de facto, des médiums engagés (pour le maintien du statu quo social à l’aide du mainstream) mais qu’ils refusent, en même temps, toute critique de fond de leurs actions en se cachant derrière une pseudo-déontologie de la neutralité.

    En fait, si je veux savoir quelles sont les dernières nouvelles politiques, il n’y a qu’un moyen de le faire : ne pas regarder la télévision ou lire les journaux, mais me concentrer sur les sources primaires d’informations : le site du sénat, de la chambre, du gouvernement, de la justice, ainsi que ceux du Saint-Empire européen.

  • Il n’y a aucune remise en perspective ou critique de fond sur ce qui est donné pour « information ». De fait il ne s’agit pas d’information, mais de communication. Lorsque cette communication perd en légitimité, elle prend le titre de propagande (suivez mon regard).

Il n’existe plus de véritable citoyenneté en ce que les gens sont apathiques

L’exercice de la citoyenneté implique au préalable un accès à une information de qualité, or, cela nécessite aujourd’hui une connexion à Internet, qui reste la seule source fiable d’information qui soit facile d’accès. Lorsque les gens s’asseyent derrière l’écran de leur télévision et prennent le journal télévisé comme principale source d’information, ils se retrouveront face aux biais expliqués plus haut. Par ailleurs, les représentations véhiculées dans la société sont telles qu’une majorité des individus pensent être informés en regardant les médias de masses (qu’il s’agisse de leur avatar sur Internet, ou de leur version réelle). Ce faisant et satisfait d’avoir répondu à leur devoir, ils iront rarement plus loin si la thématique ne les touche pas directement.

Cependant, quand bien même ils sont correctement informés, mon expérience sur le terrain de la manifestation, et dans des discussions avec de multiples personnes ont montré autre chose : ils sont d’accord sur le principe et comprennent parfaitement le fond, mais ne bougent pas.

Il est temps de sortir une théorie fumeuse de mon chapeau, que seule une étude pourrait conforter (ou non): les gens sont apathiques. Apathique sur plusieurs points:

  • Ils ont peur des conséquences que pourrait poser leur absence à leur obligations quotidiennes (entendez « le travail » ou « les cours »), ce qui implique que dans leur échelle de valeur ces obligations viennent avant le bien-être social, la santé, l’éducation, les aides, etc. Pour prendre un exemple concret, sur son blogPanagiotis Grigoriou explique dans un article que les gens sont obligés de rester plus longtemps immobilisés après avoir été suturés parce que les fils sont de moins bonne qualité pour des raisons de coût, et qu’ils risquent de casser. Ainsi, il vaudrait mieux, en suivant cette logique aller travailler que d’aller à l’hôpital si on vient de se faire empalé sur une fourchette 2.
    Mais l’Humain-e n’est pas dans la rationalité pure, et c’est d’ailleurs là tout le drame des libéraux…
    Une autre théorie fumeuse que j’aurai certainement le temps de développer un jour est celle de dire que le niveau de violence infligée à l’individu a tellement été baissé qu’il lui est insupportable actuellement de souffrir de la moindre injure — aujourd’hui la violence en représailles à des comportements déviants sont d’ordre principalement psychologiques (pensez à l’idée d’interdire la fessée par exemple, qui a fait tout un débat il y a quelques années). De fait, de par l’issue incertaine de l’action citoyenne (manifester), ils préfèrent éviter cet « investissement » qui leur semble plus coûteux qu’autre chose 3.
  • Quand bien même ils n’ont pas peur des conséquences, et qu’ils comprennent parfaitement l’issue, ils ne se sentent pas concernés directement. On revient ici à la question de l’individualisme — où plutôt, pour reprendre Castoriadis — de l’atomisation de l’individu, qui se résume en quatre mots : à chacun sa merde. C’est oublier que la collaboration est nécessaire, ne fusse que pour établir des standards qui permettent une vie sociale réussie (dans le cas de notre résumé, éviter la propagation des maladies, par exemple).
    Autrement dit, tant qu’on ne les touche pas directement, par une réduction du salaire, l’augmentation des prix et taxes à outrance, la suppression de la retraite, la privatisation des services de santé, aucun problème. C’est que Tocqueville craignait avec la mise en place d’une démocratie: un hédonisme où l’individu serait désinvesti tant que l’État lui offre un certain confort 4. Un exemple assez flagrant a été de voir les réactions des gens une fois que MegaUpload a été censuré : plusieurs manifestations pour son retour, et plus ou moins contre la censure 5
  • Finalement, apathique parce qu’ils se sentent désinvestis de la sphère politique, et cela pour plusieurs causes possibles: ils considèrent que le vote est leur seul moyen ou devoir politique, il y a une désillusion quant à l’action politique, il existe une distance sociale entre les discours et le monde politique d’eux-mêmes.
    De la désillusion, notons par exemple la question de l’échelle : plus les décisions que le concernent sont prises dans des instances d’échelle importante, moins il croit en la possibilité de mobiliser assez pour réussir une action politique.
    Du dernier élément peut-être le résultat d’un manque d’éducation/socialisation à ce monde la politique (en terme bourdieusien, nous parlerions de capital socio-politique et culturel), d’une distance spatiale/sociale effective par rapport aux lieux de pouvoirs et aux possibilités de l’exercer (une fois de plus, par exemple, la question de l’échelle), ou d’autre chose, que sais-je.

Il existe des facteurs sociaux qui poussent à cette entropie

De l’action collective

Je développerai ici deux arguments, dont le premier est en relation avec l’organisation d’une action collective : plus l’échelle de l’entité de pouvoir qui sera visée par une action collective sera grande, plus il sera difficile d’organiser cette action collective, et ceci pour plusieurs raisons. Plus l’entité est importante, plus le nombre d’individus y prenant part qui est nécessaire pour être légitime à ses yeux et à ceux des médias devra être important ; or, organiser une action collective est quelque chose de coûteux en terme de temps, de coordination, de communication et surtout de mobilisation. C.Q.F.D.

Notons également un autre élément de taille dans cette question d’action collective : à la différence des lobbies, qui sont proche des cercles de pouvoir, et sont plus que quotidiennement en contact avec les décideurs 6, il existe une distance sociale plus qu’importante entre les actants de l’action collective et ceux qui sont sensés en prendre acte.

Un exemple que je me plais à utiliser est celui de l’amiante ; Emmanuel Henry a analysé la situation pendant plusieurs années, et un de ses travaux qui reste à mon avis remarquable sur un nombre important de point traite des espaces de circulation des discours 7. Dans ce dernier, il constate l’existence du plusieurs sphères de circulation de discours, ces derniers ne pouvant en sortir pour plusieurs raisons, comme la distance sociale entre les interlocuteurs, les registres utilisés (affectifs, scientifiques) et leurs adéquations à d’autres champs sociaux 8, le vocabulaire, et le « contexte » social.

De ce dernier, qui est une catégorie de ma part 9, est assez « fourre-tout », et je vais préciser ici ma pensée : il explique comment, tant que la situation le permet, les acteurs ne se sentent pas obligés de réagir à la question de la suppression de l’amiante (en France, l’amiante a été interdite très tardivement). Une fois qu’un collectif est créé et permet à plusieurs scandales d’éclater dans la presse, les politiques sont obligés de réagir 10, et de prendre des décisions favorable à la suppression de l’amiante (ce qui permet de surcroit d’affirmer leur position au pouvoir). La lecture de l’article sera bien plus précise sur ce développement, je vous la conseille vivement.

Là où je veux en venir, c’est que cette distance sociale en plus d’un espace de circulation des discours restreint à cause d’une presse incapable et domestiquée rend toute action collective non seulement muette, mais en plus incapable. De cette inefficacité résulte deux choses : la création de stéréotypes par rapport aux actants et la représentation de la possibilité d’agir.

De cette première, l’exemple le plus frappant a été donné dans l’article au début de ce texte, et les réactions dans les journaux populistes type DH sont flagrantes : ceux qui ont manifestés ne sont que des anarchistes, des types « d’extrême-gauche », des violents. Ils n’ont aucune légitimité, manifestent par ce qu’ils ne veulent pas perdre leurs allocations de chômage — parce que oui, ce sont tous des chômeurs et des profiteurs. C’est en substance ce qui en ressort.

De la seconde, de façon plus générale, c’est l’idée que de toute façon, les manifestations « ça ne sert à rien ». L’individu ne se sent pas écouté, s’en plaint même parfois, et n’a aucune raison de se mobiliser. La boucle est bouclée.

La montée de l’insignifiance

Castoriadis (dont on a déjà beaucoup parlé sur ce site) avait émis comme idée qu’il n’y avait plus d’imaginaire collectif, fédérant les individus au sein d’une société. Or, cet imaginaire, il le concevait comme nécessaire pour leur permettre de s’autonomiser, ainsi qu’au collectif (il ne pouvait concevoir l’un sans l’autre) ; autonomie nécessaire à ce qu’il y ait le développement d’une démocratie mature, avec l’idéal du citoyen impliqué et responsable.

En fait ce principe d’imaginaire collectif peut être définit comme un ensemble de valeurs et de croyances collectives, qui forment ensemble la notion d’identité. Cette identité est propre à un collectif, et lui sert d’outil dans l’interaction avec les Autres, qui ne font pas partie de son groupe. En ethnologie, c’est un des principes de base sur lequel est posée la notion d’ethnicité : une ethnie ne peut plus se définir par rapport à des questions de groupes homogènes d’un point de vue culturel, social etc., mais par rapport à des « frontières » qui font qu’il y a une différence entre unnous et un eux 11. Les stéréotypes concernant l’Autre permet d’avoir des comportements et des attentes nécessaire au bon déroulement de l’interaction.

Retour sur la notion de l’identité. Il existe deux types de formes que peuvent prendre l’expression de l’appartenance à un groupe : les traits diacritiques, qui sont des signes manifestes de l’appartenance au groupe (vêtements, tatouages, etc.), et l’orientation des valeurs fondamentales, soit des valeurs et/ou des normes de comportements.

S’il y a l’existence de nombreux groupes sociaux dans nos sociétés contemporaines, avec la définition d’identités qui leurs sont propres, il y a un élément fondamentalement différents de l’époque des grandes luttes ouvrières : l’atomisation de l’individu pour reprendre Castoriadis, qui a pour conséquence la disparition de l’imaginaire collectif à la société. L’individu n’a pas atteint le critère qui permet d’utiliser le terme d’individualisme — qui dans le vocabulaire du philosophe implique l’autonomie de l’individu. Pour ma part je parlerai différemment, rajouterai une nuance supplémentaire : il y a une atomisation non pas de l’individu mais des groupes sociaux, dont je parlais en début de ce paragraphe. Si il n’y a plus de valeurs, ni de visions de la part de l’individu en tant que membre d’une société, il se situe dans le groupe auquel il se rattache. Ainsi moi, Thomas Baquet, je ne suis pas membre de la société belge et adhérent à ses valeurs (que je ne connais d’ailleurs pas), mais me rattache en valeurs et comportement à un groupe d’intellectuels de gauche fréquentant l’Université. Mon imaginaire, c’est à dire l’ensemble des valeurs qui induisent mon comportement et les représentations (par exemple mes idéaux) sont ceux de ce groupe.

Cette division en de multiples groupes sociaux a pour effet la segmentation des imaginaires et une baisse de la mobilisation des individus dès lors qu’ils sont segmentés en différents espaces sociaux. Les différents groupes sont stéréotypés, deviennent des Autres dont il n’y a aucune raison de se soucier puisqu’il n’est plus nous. Là où à l’époque de la lutte des classes ouvrières, il y avait une division de la société en deux catégories principales, le Patronat et le Prolétariat, ce qui permettait de mobiliser autour d’un même idéal d’émancipation les classes ouvrières, on se retrouve aujourd’hui face à une galaxie de groupes n’ayant plus d’idéal commun mobilisateur dans une lutte d’émancipation.

Toute action collective est dès lors vouée à l’échec tant qu’il n’y aura pas une généralisation de la paupérisation. Ceci n’en est pas cependant une garantie, si l’on observe l’exemple grec, où les manifestations, ont à plusieurs moments été générales avant de finir segmentées selon les catégories visées par les différentes réformes : d’abord les enseignants, puis les retraités, etc.

Castoriadis, pour finir là-dessus avait une excellente intuition, que nous pouvons paraphraser : Compressez la pauvreté sur vingt pour-cents de la population, et vous éviterez toute révolution.

 

(image à la une: « Manifestation du 19 décembre 2013 contre l’austérité », Thomas Baquet)

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1 février 2014 6 01 /02 /février /2014 14:00

"Joueurs de poker", T. Baquet, CC-BY-SA

Repenser les Démocraties: la stochocratie

Pour le deuxième article de cette série (le premier étant ici), nous aborderons la stochocratie.

La stochocratie, késako?

Il s’agit d’un système où les gouvernants sont tirés par le sort. On ne va pas la faire longue, une lecture deWikipédia devrait servir de bonne introduction pour les curieux et les moins paresseux. Une autre bonne introduction, argumentée histoire de poser le débat est celle de Chouard, déjà présentée dans l’article précédent.

Ce régime est de plus en plus vu comme une alternative viable au système actuellement en place dans nos « démocraties » 1, et il est intéressant de voir quelles problématiques il soulève. Tout commence en général d’un constat, qui parfois se base sur des arguments un peu rapides, mais qui ont l’avantage de remettre les acquis en question.

Nous prendrons ici une méthode différente, en analysant des arguments utilisés pour la mise en place d’élections par le sort, tirés du site le message 2 et de la vidéo de Chouard (je vous l’ai dit, il s’agit d’une introduction intéressante)

Avant tout chose, prenons la peine de remarquer que la stochocratie est en définitive un système de délégation à un représentant, à la grande différence ici que les élus le sont par le sort − de fait ce choix relève donc d’un système automatisé sans intervention humaine. Il ne remet d’ailleurs pas en question la délégation à des représentants, mais uniquement la façon dont ceux-ci sont choisis.

Notons également que lorsque le message désigne le principe des élections comme non démocratique et prône le tirage au sort comme « véritable démocratie », il se contredit (en l’occurrence il confond plusieurs choses distinctes); Les élections sont le processus d’une prise de décision, de son action et de son résultat, par l’intermédiaire d’un vote, ce dernier étant « une méthode de prise de décision utilisée par une personne, un groupe de personnes ou une institution » (Wikipédia).

Mais revenons-en à nos moutons.

Des arguments, du clash, du sang

Force est de constater que de nombreux arguments pour le sort se placent en opposition à un système déjà en place. Ainsi retrouve-t-on la question du conflit d’intérêt de la définition du pouvoir d’un individu par lui-même, que nous n’aborderons cependant pas ici 3

200 ans de démocratie, comparez!

Voyons l’argument de le message, repris sous une autre forme par Chouard:

la véritable démocratie athénienne a permis pendant 200 ans que les pauvres soient toujours au pouvoir et jamais les riches. Ce qui n’a pas empêché la société athénienne de prospérer.
L’élection est utilisée en France depuis 200 ans et a toujours provoqué mécaniquement le résultat inverse : le pouvoir des riches toujours, le pouvoir des pauvres jamais.

Outre la glorification d’une « véritable démocratie » 4, à l’ancienne, à la grecque, qui si elle n’est pas totalement fausse, est à nuancer, voici un premier exemple d’argument d’opposition. La démocratie athénienne du point de vue du tirage par le sort était en réalité assez limité, ce qui n’est ici pas mentionné.

Remarquons en aparté la mise en opposition entre riches et pauvres, qui, d’une part nie le fait que les riches familles athéniennes ont poussé à la mise en place de leur système, et d’autre part reprend une opposition classique qu’on pourrait replacer dans une perspective marxiste: le prolétariat contre le patronat, basée sur une perspective purement économiste.

Cet argument introduit bien le suivant, à savoir qui est au pouvoir?

Les affreux au pouvoir

Un des premiers arguments sortis pour protester face au hasard est que l’on risque d’avoir comme gouvernants des personnes inaptes à l’exercer, à comprendre les subtilités du pouvoir, l’art de la gérance. Ce à quoi Chouard répond « Mais les affreux, ils sont déjà au pouvoir! » ou du moins, quelque chose du genre. Comprenons-le: nous critiquons le fait que des personnes inaptes à gouverner aient une possibilité de devoir le faire, mais qu’en est-il de l’autre côté, des personnes que nous élisons par un vote? Comment peut-on être sûr qu’elles soient également les « bonnes personnes » pour gouverner?

Plusieurs éléments sont à noter par rapport à cet argument.

La voix du peuple ne relève pas de la raison, comme présenté précédemment. Il y a donc une critique intrinsèque qui consiste à souligner l’impuissance du peuple à choisir de façon raisonnable un représentant (pour peu, on le prendrait presque comme incapable d’une action politique intelligente, mais nous risquerions de tomber dans le misérabilisme). Alors, de fait, pourquoi ne pas jeter le pavé dans la mare, et tirer les nouveaux décideurs comme on tire le tarot?

D’autre part, il s’agit d’une critique par la négative. Il s’agit d’une réponse à une critique, qui ne met pas en avant des avantages de la stochocratie. Il s’agit juste de montrer qu’elle n’est pas ou ne peut pas être pire qu’un autre mécanisme.

Cependant, si la réponse, assez cinglante, peut être facilement acceptée, elle pose une question à son égard: qui sont ceux qui dans le système actuel gouverne? En ce sens, où il faut prendre le « qui » de façon large: quelles origines sociales, niveau d’éducation, etc. Bref, dire « les affreux, ils sont déjà au pouvoir » reste assez facile à dire sans donner de preuve. Je pourrais ainsi contre-argumenter en m’exclamant que du tout, actuellement, ceux qui sont au pouvoir ont majoritairement un minimum d’éducation, ont tous fait l’université, font ainsi partie d’une élite àcapital socio-culturel élevé, qui leurs fournit le nécessaire pour gouverner en toute sagesse. Ce à quoi je devrai apporter des preuves si mon but était de vous convaincre. Nous revenons cependant par cette réflexion au premier élément soulevé dans cette section: laisser le peuple gouverner dans son ignorance, ou espérer déléguer à quelqu’un qui en ait les compétences (et de fait, supprimer l’idée de souveraineté du peuple, puisqu’en définitive, il s’agit de ça).

La stochocratie, une démocratie?

Rappelons-nous: la stochocratie est en fin de compte un mode de délégation à un représentant. Ainsi, si nous considérons que la délégation à un représentant n’est en soit pas véritablement démocratique, il n’y a pas de raison de la considérer comme telle.

Cependant, bien que l’informatique soit une chose formidable, sortons de cette pensée binaire, en admettant que dans une certaine mesure, la délégation à un représentant soit effectivement compatible avec une démocratie, est-ce que la stochocratie a dans ses traits la souveraineté du peuple?

On pourrait dire que oui, puisque le représentant est issu du peuple de façon aléatoire, sans devoir passer de multiples filtres tels que présent dans le système politique belge (comme un nombre signatures à obtenir pour lancer un parti etc.) − … mis à part les critères d’éligibilité; Et là, une fois de plus, le bas peut blesser. À qui limite-t-on la possibilité d’intervenir? Tout citoyen majeur? Comment définir un citoyen? Comment définir un majeur?

On pourrait dire que non, d’une part pour les raisons précédentes, d’autre part parce que (et ce serait en fait de nouveau remettre le principe de représentativité en doute) l’individu peut suivre ses propres intérêts ou ceux de ses groupes sociaux. Ainsi, le pouvoir par le sort ce base sur le présupposé qu’un individu va suivre l’intérêt général pour le bien de tous. Comment s’en assurer? Est-ce qu’un mécanisme de comptes rendus sera suffisant? Est-ce que ce système assure une vraie représentation du Peuple?

Une question qui vient alors est celle de l’échantillonnage. Comment s’assurer d’une bonne représentation de la population lors du tirage au sort? Quelle répartition? Il s’agit d’une question statistique un peu plus technique, mais qu’il est nécessaire d’envisager dans la mise en place d’un tel système. En extrapolant, on pourrait même dire que on ne sera jamais sûr d’avoir une bonne représentation de la population, et de fait que la stochocratie est plutôt bancale du point de vue représentatif du Peuple.

Après tout, il ne s’agit plus de lui demander son avis, mais de lui imposer un système automatisé destiné à lui fournir de « véritables » représentants, pour une « véritable démocratie » (sic).

 

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1 février 2014 6 01 /02 /février /2014 13:45

"Duck 3", Fizykaa, CC-BY-SA, disponible sur Wikimedia

Repenser les démocraties: la démocratie directe

Pour le troisième volet de la série Repenser les démocraties, nous aborderons la démocratie directe. Si nous commencerons par une rapide contextualisation dans le débat actuel, nous tenterons par la suite de pousser le débat un peu plus loin.

La démocratie directe se présente comme un système politique dans lequel les citoyens prennent des décisions de façon directe 1. Nous sommes ainsi loin des systèmes vus précédemment. Nous pouvons également remarquer que l’État n’est pas une nécessité ici.

On retrouve également dans la mise en place de politiques publiques des mécanismes de participation citoyenne. De ces derniers, nous devons souligner que s’ils sont présentés comme des éléments de démocratie directe, plusieurs facteurs portent à ne pas les penser comme tels. D’une part parce que s’il y a une possibilité d’influence sur la prise de décision, ces mécanismes ont une valeur plus consultative que décisionnelle. D’autre part, ils sont limités par l’échantillon de citoyens participant à une telle action, mais également limités dans leur champs d’application et s’inscrivent dans le cadre d’une politique publique.

Ceci étant clairement définit, il nous reste à discuter de la démocratie directe en tant que système politique à part entière.

Mise en place et implications de la démocratie directe

La première chose qui vient à l’esprit lorsque l’on pense un tel régime sont ses modalités pratiques. En effet, contrairement à un système de délégation avec la mise en place d’élections qui requièrent la participation citoyenne régulière mais ponctuelle, une démocratie directe implique qu’elle soit continue, puisque chaque prise de décision doit dans l’idéal se faire par le peuple. Ce qui a de fait de nombreuses implications: la définition d’une circonscription d’application, la mise en place d’un système efficace de vote, la mise en place également de moyens d’information mais également d’éducation.

La première implication n’est pas seulement de définir à quelle échelle s’applique un vote, mais nécessite de redéfinir le fonctionnement de tout l’appareil politique. Veut-on qu’un vote s’applique au niveau national, régional, communal? Veut-on un système fédéral, confédéral 2, ou autre? Veut-on un système dans lequel le vote s’applique à différentes échelles selon les compétences visées?

Deuxièmement, il y a la nécessité de mettre en place un système efficace et non-corrompu. Pour la question de l’efficience, il faut d’abord penser à la structure du système politique, en terme de besoins. Selon que le vote soit à un niveau communal ou fédéral, les besoins pourront être différents, ce qui n’empêche cependant pas d’utiliser les mêmes façons de voter. De plus il faut que ce système ne soit pas corrompu, ce qui implique que tout un chacun puisse vérifier par lui-même qu’il n’y ait pas de biais. Prenons le cas du vote électronique, dont il faut être capable de réexaminer les votes, mais également le code source du programme (si vous voulez sa « recette »), ce qui implique qu’il soit libre et signé. Pour le cas du vote traditionnel, des mécanismes de vérifications qui doivent éviter la possibilité de conflits d’intérêts avec les inspecteurs de la régularité de l’élection.

Dans le premier article de la série, nous avions brièvement abordé la notion d’homo œconomicus pour parler de la supposition d’une prise de décision rationnelle. Dans le cas de la démocratie directe, pour qu’elle soit fonctionnelle et efficace, un idéal imaginable serait de tendre vers cette notion de l’individu. De fait, il est nécessaire que les individus soient au mieux informés des conséquences de leurs choix, ainsi que des débats sous-jacents à la prise de la décision. D’où la question de la mise en place dans l’espace public de moyens d’informations qui offrent un panel d’avis divergents mais qui soient argumentés.

Une autre vision mettrait sur le devant de la scène un homo pluralis, à la fois égoïste et altruiste, une figure de l’Humain plus paradoxale et moins monolithique. L’homo œconomicus, réalisant le bien public à travers le spectre de ses intérêts privés ne pourrait dans cette optique qu’être une facette de la réalité humaine. Même si on s’accorde à dire de nos jours que le problème de la démocratie directe est un problème de moyens, c’est à dire d’applicabilité, un pan de l’histoire des idées tant plutôt à voir dans la composante demos, c’est à dire dans le peuple lui-même, la pierre d’achoppement de la démocratie directe. Thomas Hobbes, auteur du Léviathan, et discutant du contrat social, parlait de la multitude comme on parlerait hier, avec mépris, des masses. « Le peuple, une fois livré à lui même est dangereux », vous diront beaucoup de tenants de la démocratie représentative. L’homo pluralis, balançant sans cesse entre l’intérêt privé et l’intérêt commun, paradoxal et labyrinthique, humain dans toute sa splendeur, peut sembler être une figure plus à même de s’adapter à la cratie du tous pour tous et du chacun pour les autres. Une démocratie peut-elle survire aux déchirements incestueux des égoïsmes magnifiés ? De cette question dépendra sans doute une partie de notre futur.

Il ne faut d’ailleurs pas oublier que la réflexion se nourrit de temps et d’éducation. Si l’éducation offre en premier lieu un bagage de base, elle doit aussi donner les connaissances suffisantes pour former l’esprit à la critique. D’autre part, l’individu doit avoir le temps de se poser pour réfléchir à un problème. Pour faire de la politique correctement, il faut en avoir le temps, ce qui nécessite une réorganisation du temps de travail, et de la répartition des richesses intrinsèque au travail, etc.

Ainsi, la mise en place d’une démocratie directe a ainsi des implications sur l’organisation sociale de la société concernée.

Divergences, conflits d’intérêts et limitation

Une question que nous avions abordée précédemment dans cette série est celle des intérêts. Outre les conflits d’intérêts qui peuvent se retrouver dans les mécanismes de vote, il y a ce que nous appellerons ici l’effet de cohésion: un groupe social minoritaire peut ainsi l’emporter sur l’ensemble des autres groupes grâce à sa cohésion. Ce qui semble dans tout système se déclarant de la démocratie une fatalité. Est-il nécessaire d’empêcher une telle chose? Dans ce cas, pourquoi et surtout comment? En généralisant, peut-on supprimer ces conflits d’intérêts? Mais est-ce nécessaire? N’est-ce pas l’essence même de tout système politique, de satisfaire les intérêts des participants à la prise de décision?

Certaines réponses ont été apportées à ces questions par Cornélius Castoriadis. Ce philosophe du XXème siècle s’est intéressé à la question de la démocratie directe comme régime applicable 3. Il rappelle que dans l’Athènes démocratique les personnes dont l’activité était menacée par une décision démocratique (par exemple les agriculteurs qui habitaient les territoires limitrophes d’une cité à qui on pensait déclarer la guerre) ne pouvait pas prendre part au vote parce que leurs intérêts privés interféraient avec le bien public.

À notre époque, toute entorse à la démocratie semble rebutante car priver de ses droits un individu revient à remettre en cause les processus historiques, comme les Lumières, qui ont fondé nos sociétés. Or, il est intéressant de se poser la question de l’intérêt privé incarné dans le principe d’un vote une voix (démocratie basique) en l’opposant à celui d’un bien public allant au delà des individus et prenant en compte les besoins d’une cité, d’une commune, d’une ville ou, plus prosaïquement, d’une circonscription.

L’une des lignes maîtresses des travaux de Castoriadis est d’inviter les humaines à former des entités politiques et publiques limitées. C’est à dire, d’accepter le fait qu’une démocratie ne peut pas survivre sans auto-limitation de la part des citoyens 4. Si nous apprenons à nos enfants que l’homme est un loup pour l’homme et que Hobbes avait raison sur toute la ligne, la démocratie finira, comme nous le dit Polype, par se changer en oligarchie où un petit nombre saura maîtriser la foule, la multitude, dans son intérêt. Ce schéma nous le vivons à l’heure actuelle. Il serait peut-être temps d’essayer quelque chose de neuf… ou de revisité !

(C’est article a été co-écrit avec Thibault. Image à la une: «Duck 3» Fizykaa, CC-BY-SA, disponible sur Wikimedia)

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1 février 2014 6 01 /02 /février /2014 13:39

La procession du cheval de Troie - Giovanni Domenico Tiepolo

« Sauvés par les bombes ». Interventions militaires et néo-impérialisme, de la seconde guerre mondiale à aujourd’hui
Histoire d’un modèle de propagande

Le procédé n’est pas neuf mais on ne change pas une recette savoureuse. C’est aujourd’hui un lieu commun de la rhétorique de guerre que de déguiser une intervention militaire sous le masque d’une aide héroïque et désintéressée apportée aux populations locales ou sous celui de la pacification d’un conflit. La récente intervention française au Mali nous en donne un exemple flagrant. Une rhétorique par ailleurs datée, si l’on se souvient que l’un des plus illustres adeptes de cette méthode vieille comme l’art de la guerre n’est autre que Jules César. C’est ainsi, en effet, qu’en 58 av. J-C, l’intervention de César en Gaule se justifia en partie par l’arbitrage de conflits entre tribus gauloises, et plus précisément sous le motif de venir en aide aux populations Eduens (tribu gauloise habitant l’actuelle région d’Autun) contre les agressions des Helvètes 1. La finalité de l’intervention de César était pourtant toute autre : il s’agissait pour lui de disposer d’une raison valable pour s’établir militairement en pays gaulois afin de pouvoir, à plus ou moins court terme, envisager la conquête du territoire gaulois et l’assujettissement de ses populations, ennemies séculaires du peuple romain, non pas tant pour le principe d’étendre le territoire romain que pour faire de ce haut fait un tremplin pour sa carrière politique à Rome. Mais en dehors même du parcours personnel de César, l’épisode de la conquête de la Gaule s’inscrit plus largement dans le caractère impérialiste de la politique romaine, caractère qui remonte au IIIème siècle av. J-C, lorsque la République prit l’habitude de faire de l’arbitrage des conflits extérieurs le cheval de Troie de son expansion.

Dans ses grandes lignes, la méthode n’a pas foncièrement changé. Dans un ouvrage qui a fait date, l’historienne belge Anne Morelli, réactualisant la grille de lecture de la propagande de guerre autrefois mise en exergue par l’écrivain et diplomate brittanique Lord Ponsonby, rappelait les 10 principes qu’il avait définis. L’un d’eux se formule comme suit : « L’ennemi provoque sciemment des atrocités ; si nous commettons des bavures, c’est involontairement. » 2. C’est ce principe qui sera l’objet de cet article, au travers d’un exemple historique méconnu : les bombardements alliés sur le Hainaut central en 1944, afin de partir de cette illustration pour parvenir à une lecture critique de certains emplois plus récents de ce lieu commun de la légitimation de l’interventionnisme militaire.

Retour sur un épisode méconnu de la seconde guerre mondiale

L’épisode relaté ici appartient aux heures sombres de l’intervention alliée en Europe de l’Ouest, épisode qui ne souffre que peu de discussion parmi la masse gargantuesque de publications scientifiques ou vulgarisées portant sur la seconde guerre mondiale, et ce n’est pas faute de sources ou de documents en faisant mention. Cet épisode sombre et méconnu, c’est celui des bombardements opérés par les alliés sur le centre du Hainaut entre mars et mai 1944 et dont la principale conséquence, outre les centaines de victimes civiles, fut l’exode forcé de milliers de résidents qui se trouvèrent brutalement sans abri, leur demeure totalement ou largement détruite par les bombes, et qui cherchèrent le salut sur les routes de France.

La principale (et bien mineure) publication sur la question date de 1978, elle est l’œuvre de deux historiens amateurs, Georges PLACE et Paul VANBELINGEN, tous deux membres d’un cercle d’histoire locale 3. Il ne s’agit pas ici de s’appesantir sur des détails factuels, mais uniquement de rappeler les faits dans leurs grandes lignes ainsi que leur contexte. Le but premier des bombardements alliés effectués en Belgique en dans le Nord de la France en 1944 était de détruire les infrastructures de transport et de production qui se trouvaient sous le contrôle de la Wehrmacht, en grande partie dans le but d’affaiblir les réseaux de communication de l’ennemi en vue de la préparation du débarquement de Normandie. Or, le Hainaut étant le coeur industriel de la Belgique, il n’est pas surprenant que la majorité de ces infrastructures s’y concentraient. Mais si l’objectif semblait clair, le résultat, lui, s’en écarta rapidement. Les 15 et 23 mars, les 10, 12, 21 et 23 avril, et enfin le 9 mai 1944, des bombardements manquèrent leur cible ou causèrent des dommages collatéraux considérables, faisant d’innombrables victimes civiles, 242 si l’on s’en tient au chiffre le plus bas 4. Notons au passage que des faits similaires ont frappé le Nord de la France (région contigüe au Hainaut), la même année 5.

On ne s’attardera pas sur les circonstances précises de chacune de ces journées noires, mais davantage sur les lignes directrices des évènements, qui sont toujours semblables : les sources convergent pour dire que l’aviation alliée disposait de services de renseignements suffisamment efficaces sur les cibles au sol, comme rappelé dans l’ouvrage. Et il est de notoriété publique que la clé d’un bombardement est précisément le renseignement 6. Alors pourquoi ce désastre? En raison de renseignements défaillants? Par volonté de détruire large? Par maladresse des aviateurs? La réponse est sans doute plus subtile.

« À la guerre comme à la guerre ». Derrière le masque de l’héroïsme

Comme l’écrivent avec intelligence les auteurs de l’ouvrage auquel nous nous référons :

Ce qu’il nous fallait, c’était connaître, avec précision, ce que les aviateurs anglo-saxons avaient voulu détruire, sur ordre supérieur (…). Ces aviateurs apparaîtront souvent comme des monstres; l’étaient-ils, en fait? Les vrais coupables n’étaient-ils pas au sein des états-majors, à Londres? 7.

Notre propos n’est pas d’incriminer des actes particuliers, mais une stratégie générale. Il ne s’agit pas non plus de pointer du doigt les erreurs et les manquements de cibles. Le propos défendu, et déjà sous-jacent dans l’ouvrage de Georges Place et Paul Vanbellingen, c’est de mettre fin à l’hypocrisie. Les échecs, les cibles manquées sont autant d’à-côté inhérents à toute opération de bombardement, indépendamment de la compétence de l’armée concernée. Et même lorsqu’une cible est atteinte exactement comme prévu, comment peut-on penser qu’une bombe de 300 kg ne touchera que la cible prévue et ne fera aucun dégât sur les bâtiments mitoyens? Cela procède de la même mystification que celle qui consiste à prétendre qu’une extraction dentaire puisse être indolore. Une fable donc, comme tant d’autres. Or, s’il est logique que la communication politique tienne à faire croire la population à ces fables, il est en revanche bien peu envisageable que les militaires, eux, puissent être ignorants de ces faits élémentaires. Par conséquent, il n’est pas acceptable de classer ces faits sous l’appellation unique de « bavure », comme on le fait d’ordinaire depuis que les bombardements sont monnaie courante dans l’histoire militaire moderne, alors que dans le même temps, tout manquement de cible opéré par l’ennemi (la Wehrmacht ou n’importe quel autre) est systématiquement classé dans la catégorie « exactions volontaires ». Nous aurions le droit à l’erreur, mais les erreurs de nos ennemis sont forcément délibérées. Nouvelle et éclatante illustration du principe de Lord Ponsonby. La vérité dépasse donc de loin le cadre de la bavure : il s’agit ni plus ni moins d’incurie, de cynisme et de mépris de la vie humaine. Les états-majors étaient parfaitement au courant des dégâts encourus, et ils ont néanmoins ordonné le largage des bombes.

J’entends déjà les vociférations des atlantistes dévôts s’indigner que nous crachions ainsi dans la soupe de l’héroïsme américain. Mais cette indignation ne serait fondée qu’à supposer que l’intervention américaine ait eu lieu pour venir en aide aux Européens prêts à être dévorés par l’ogre nazi. Ce serait oublier bien vite que l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1941 ne se fit que suite à l’attaque japonaise sur la base de Pearl Harbor. C’est donc prioritairement pour défendre leurs intérêts que les Etats-Unis se sont rangés dans le camp des alliés. Plus encore, peut-on décemment penser que la précieuse aide reçue par le vieux continent de la part de l’Oncle Sam ait pu être, de quelque façon que ce soit, désintéressée? Que le calcul ait pu en être absent? Le grand anthropologue français Marcel Mauss a déjà montré dans les années vingt que le principe du don/contre-don est à la base de toute société humaine; selon sa formule « il est, dans toute société, de la nature du don d’obliger à terme » 8. Le principe s’applique aussi au niveau immatériel, et prévaut donc ici également : peut-on soutenir que l’intervention américaine (victorieuse) en Europe n’ait pas, inévitablement, fait entrer l’Europe dans le giron politique des Etats-Unis et dans leur sphère d’influence? Le fait est que la guerre froide a commencé bien avant 1945, et s’est déjà amorcée entre les deux forces en passe de venir à bout de l’occupant nazi, chacune tentant de se constituer une zone d’influence la plus large possible. Nous ne vivons plus au temps de la guerre des Gaules, mais les logiques politiques n’ont pas fondamentalement changé, seul leur habillage diffère : l’intervention militaire est l’antichambre de la sujétion.

Ce qui nous laisse avec un élégant problème éthique : doit on désavouer l’intervention américaine en Europe durant la seconde guerre mondiale, sachant désormais qu’elle participe d’une stratégie géopolitique qui n’a rien de l’acte héroïque vanté par les manuels d’histoire et par la mémoire collective, et qu’elle s’est effectuée au mépris total des populations habitant les zones ciblées par les bombardements? Cette intervention mérite-t-elle que notre mémoire lui sourie? Oui et mille fois oui. Et malgré les manoeuvres, malgré le mal causé, malgré le cynisme de la géostratégie, il fallait concentrer les luttes à débarrasser le continent de la barbarie nazie. Mais il faut en finir avec la propagande du bombardement propre et de la frappe chirurgicale, en finir avec le paternalisme, avec la rhétorique du désintéressement et de l’héroïsme dans lequel se drapent les gouvernants soucieux de restaurer leur image, à l’instar de François Hollande dont l’intervention au Mali – il est vrai à l’appel du gouvernement malien – n’est pas indépendante d’une stratégie de communication politique et de promotion de l’image du Présidet-chef de guerre. La même propagande a prévalu avec les bombardements de l’OTAN en Lybie, qui ont eux aussi apporté leur lot de « bavures ». À nouveau, prétendre résoudre les problèmes d’une population à coups de largage de bombes sur des zones habitées tient ni plus ni moins de la gageure.

Ni désintéressée, ni héroïque, ni chirurgicale, l’intervention par les bombes est donc précisément le contraire de ce dont on la prétend, comme l’Histoire l’a montré maintes fois. Il serait naïf, bien sûr, de penser vacciner le discours politique contre le mensonge et la dissimulation, qui constituent son fond de commerce. Mais si cette dénonciation peut au moins servir à condamner la manipulation éhontée des populations au service d’intérêts géostratégiques, et de déconstruire la rhétorique qui prétendrait vendre une opération de bombardement comme on vendrait un placement en bourse, elle aura rempli son rôle, afin qu’au moins, s’il s’agit de solliciter une aide militaire extérieure, chacun soit pleinement informé des conséquences éventuelles et que la prétendue protection des civils ne serve plus de cheval de Troie à des formes sans cesse renouvelées d’impérialisme.

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1 février 2014 6 01 /02 /février /2014 13:33

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Gauche – Droite, la vacuité d’un clivage dépassé

« T’es de gauche ou de droite ? » Cette question revient souvent dans des discussions autour d’un verre, dans des typologies journalistiques entre la mort d’un quidam et la guerre quelque part loin d’ici.

Pourtant, ce modèle est dépassé et ne sert plus à grand-chose sinon à perpétuer une idée dépassée (ce qui en amène a se demander si l’un vit encore 1). L’origine historique de ce clivage est bien trivial puisqu’il s’agissait de la place où s’asseyaient les parlementaires dans l’hémicycle. Depuis, il s’est institutionnalisé et a surtout été renforcé lors de la Guerre Froide. Les partis se revendiquant de gauche étaient classés de soviétiques et de droite étaient dans le camp américain. Le clivage n’est plus seulement une affaire de Parlement, c’est une affaire internationale.

Je ne pense pas que la politique soit la continuation de la guerre mais plutôt une continuation des conflits sociaux. C’est d’ailleurs là que je vois l’origine des partis : la représentation des conflits entre les groupes ou classes sociales au sein d’une arène « non-violente ». Pensez aux partis de masses du XIXe, aux partis représentants les intérêts bourgeois. Le mot est là « représenter ». Les partis sont une représentation des conflits sociaux. Mais que deviennent-ils lors d’un changement de la société ? La chute du communisme et la fin de la Guerre Froide fut un changement radical pour l’équilibre politique mondial et local. Peut-être a-t-il été suivi au niveau mondial avec la démocratisation de l’ancien Pacte de Varsovie et son intégration dans la politique globalisée mais dans les démocraties occidentales, l’offre politique n’a pas changé. Et on est aussi en raison de se demander si dans les pays « ex-communistes », l’offre politique largement inspirée des pays occidentaux est réellement représentatives 2

En effet, les partis n’ont que peu changé et ont continué leur route de professionnels de la politique. Comprenons-nous bien : le but actuel des partis est de rester dans les sphères gouvernantes plutôt que de représenter une partie de la population. C’est ça la professionnalisation de la politique : la création d’une classe de dirigeants de métier.

D’un côté, je ne peux m’empêcher de comprendre l’avènement de cette classe dans une perspective historique ou même sociologique. C’est ce qu’on appelle la loi d’airain de l’oligarchie 3. Une classe dirigeante aura toujours plus tendance à diriger au fur et à mesure et une classe dominée à se laisser dominée.

De l’autre, cela me répugne profondément. En effet, si le but n’est plus de représenter les populations, ces partis n’ont aucune légitimité démocratique.

Comment expliquer l’émergence de nouveaux partis qui semblent sortir de la cuisse de Jupiter ? Par exemple, les partis pirates 4. Sont-ils symptomatiques d’une société qui change ? La réponse, pour moi, serait positive. En effet, les changements venant de la chute du communisme soviétique, des changements dus aux nouvelles technologies, de l’apparition de nouvelle classes et de nouveaux métiers de l’information ont chamboulé l’ordre social, local et global. Ce n’est pas nouveau, chaque grand changement, et même chaque petit changement, a été suivit d’une modification dans la société. Il n’y a rien de figé. Mais pendant que la société change, les partis restent les mêmes et tendent vers un consensus général pour devenir une vague masse grise où tout se ressemble.

Il n’y a plus d’arène politique. Juste une classe qui semble nous diriger et qui n’a plus aucune légitimité. Pourtant celle-ci continue tente de garder son pouvoir.

Alors que serait la solution ? Je ne pense pas que choisir des citoyens aléatoirement comme le propose Étienne Chouard soit une bonne idée 5. Ou plutôt, ne faire que ça serait trop peu et ce pour plusieurs raisons.

Pour commencer, tout le monde n’a pas envie de faire de la politique. Tout le monde n’a pas envie de diriger. Pourquoi dans ce cas imposer à une personne de faire ce qu’elle ne veut pas faire.

Ensuite, l’aléatoire ne changera pas une chose importante : le fait que les électeurs n’ont plus de pouvoir sur les élus durant le mandat. Ainsi, il serait plus intéressant de faire un mandat impératif. C’est-à-dire des élus révocables à tout moment lorsque le peuple ne trouve pas qu’il est bien représenté.

Pour finir, et parce que le but de cet article n’est pas de construire un nouveau système, je ne pense pas que l’on puisse créer de bons citoyens et de bons dirigeants sans un système éducatif qui remet au centre la notion de citoyen. Pour citer un collègue de Diffractions :

« Tu sors de l’école à 18 ans et on te demande d’être citoyen et d’aller voter sans l’avoir appris avant. »

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1 février 2014 6 01 /02 /février /2014 13:30

Place de la Révolution exécution_capitale

Réflexions arendtiennes (1) – La Pax Europaea, la violence et la Révolution

La lecture de l’ouvrage d’Hannah Arendt intitulé De la révolution 1 fait apparaître la fraîcheur de cette philosophe incontournable du XXème siècle. « La Pax Europaea, la violence et la Révolution » est le premier article d’une série visant à croiser la pensée d’Arendt avec des problématiques contemporaines.

Violence et politique dans De la révolution

 

Connue pour ses travaux sur le totalitarisme 2, Hannah Arendt possède une bibliographie riche et aux thèmes variés.De la révolution, loin d’être son texte le plus célèbre, a le mérite d’apporter une vision transversale de ses réflexions sur le politique, les régimes ou encore les élans révolutionnaires. Dans ce livre, Arendt présente la violence comme consubstantielle à la révolution, c’est à dire que l’une ne va pas sans l’autre. Mais dans le même temps, la violence n’est pas une extension ou un outil du politique, elle en est une pure négation. Niant le débat, elle annihile toute discussion et tue tout processus de décision publique et citoyen. On retrouve ici un thème récurrent de l’œuvre d’Arendt, celui d’une définition du politique comme une fin en elle-même. Il ne se réduit pas à une discussion nécessaire pour gouverner aux affaires humaines mais possède au contraire une autonomie qui est, pour Arendt, l’une des dimensions de la « vie bonne » 3. Cette logique prône qu’il est impossible d’être parfaitement heureux sans être citoyen et sans goûter au bonheur public.

Or, la violence incarne la forme suprême de destruction de toute citoyenneté. Vous n’irez pas discuter les décisions de votre gouvernement si votre maison est en feu ou si un homme vous poursuit un gourdin à la main. À cette équation plutôt simple, il faut ajouter un membre d’importance : la Révolution. Révolution étant synonyme de violence, elle ne peut pas produire du politique… et pourtant, l’Histoire montre que c’est bien le cas. Les révolutions fondent le politique dans la violence et c’est cette tension qui traverse De la révolution : comment un régime politique totalement nouveau peut-il découler de la violence ? Arendt nous propose la réponse suivante : la Révolution se situe dans un moment extérieur à la politique normale. L’explosion de violence qui accompagne toute révolution finira, pour la philosophe, par être à l’origine d’un régime stable visant à rétablir un espace de discussion public créateur de normes. Le passage d’un état du politique à un autre, par exemple de l’Ancien Régime aux « Nouveaux Régimes post-révolutionnaires » 4, dépendrait donc à la fois d’un mouvement violent et de son dépassement. La Révolution Française aurait échoué, selon Arendt, notamment parce qu’elle n’est pas parvenue à dépasser sa violence originelle. En effet, La Terreur symbolise (dans les années 1793-94) cet usage immodéré de la force et du meurtre d’État comme moyen du politique. Dans ce contexte la Révolution Française ne pouvait que s’effondrer et donner naissance au grand chaos que connut la France pendant les deux premiers tiers du XIXèmesiècle.

L’Europe et la négation de la violence

 

Aujourd’hui, l’intégration européenne se bâtit sur le désir d’éradiquer les guerres et la violence endémique qui ont secoué l’Europe pendant la première moitié du XXème siècle. Cette Pax Europaea demeure la seule réalisation incontestable du projet européen et, même si elle sert souvent d’argument-magique pour défendre l’Union, elle a eu le mérite d’offrir une époque de paix et de prospérité relative aux pays européens et à ses peuples 5. Il arrive, malheureusement, que les enfants de la paix en soit venus à oublier les horreurs de la guerre. Un pan de la gauche radicale, que je qualifierais de socialisme belliciste, continue de promouvoir une révolution violente. Or, cette branche se caractérise aussi par son rejet de tout projet supranational 6, et donc de l’Europe. L’État-nation demeure pour elle l’horizon politique indépassable et la seule organisation viable et nécessaire à la (post-)Révolution. Même l’idée de « paix européenne » n’est pour les socialistes belliqueux qu’un argument propagandiste visant à empêcher les peuples de s’émanciper.

C’est dans ce cadre que la pensée d’Arendt peut être réactualisée. Le rejet du projet européen par les socialistes belliqueux me semble profondément lié au rejet de la violence et plus généralement du changement de régime par le processus d’intégration. En admettant que « l’Europe » possède un pouvoir effectif sur les États membres, il devient effectivement impossible de changer un élément du système sans que ce dernier ne réagisse. Le vieux débat qui a dévissé les forces progressistes entre réformistes et révolutionnaires semble trouver dans l’Europe un arbitre consacrant la victoire du premier sur le second. Les socialistes belliqueux estiment que la seule et unique manière de détruire la société capitaliste revient à faire couler le sang, et des dominants qu’il faut éliminer, et des « prolétaires » qui formeront les rangs de l’armée révolutionnaire. Ils sont prêt à détruire au nom de leur idéal tout ce qui a été entrepris après la Seconde Guerre Mondiale pour s’assurer le « plus jamais ça ».

Lisant Arendt, ils y trouveraient sans doute une forme d’absolution, une confirmation que non les révolutions ne se font pas sans violence, oubliant par là même l’une des assertions les plus éclairante de Marx : «  les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde ; il s’agit maintenant de le transformer » 7. Laissons donc au temps anciens la violence endémique et la violence planifiée, nous risquons sinon de rester bloqués dans une vision dépassée du monde, sans avoir rien appris des monstruosités du XXème siècle 8.Le vieux débat sur la fin et les moyens trouve ici une réalisation pratique : la fin justifie-t-elle les moyens ? Peut-on édifier un monde socialiste sur une montagne de corps sacrifiés à la cause ?

Formulons les choses de manière réaliste/utopique : le socialisme parvient à s’établir et à renverser le capitalisme grâce à une révolution violente, destructrice et meurtrière. Cela en aura-t-il valu la peine ? Certains répondront avec un grand oui, sans même froncer les sourcils… À raisonner en calculateurs, ils auront sans aucun doute raison. Mais supposons qu’au milieu de cette tempête sanglante des hommes de gauche, des progressistes, des révolutionnaires convaincus découvrent avec stupeur qu’ils plantent à chaque salve de fusil les graines d’un futur vicié et définitivement terni ? Car la haine n’est jamais juste. La haine appelle toujours la haine et, même à imaginer une éradication totale des « ennemis de la révolution » 9, les éradicateurs en sortiront-ils indemnes ? On me reprochera de dramatiser, au sens littéral du mot, une situation hypothétique. C’est tout à fait exact, il me semble que la meilleure méthode est ici de raisonner par l’absurde et de ramener les progressistes de tous bords au fait suivant : un homicide politique est toujours un assassinat.

Plutôt que de considérer la violence comme la valeur révolutionnaire par excellence, les socialistes belliqueuxdevraient changer de cadre d’analyse. L’Europe annihile la violence et empêche une floraison de révolution nationale ? Et bien, révolutionnons l’espace supra-national ! Révolutionnons l’espace infra-national ! Créons de nouveaux concepts révolutionnaires en jugulant au maximum le rôle de la violence, surtout physique, et évitons ainsi de reproduire les erreurs des pseudo-communismes appliqués. L’éthique doit, dans ce débat sur l’avenir de la révolution, conserver une place centrale pour injecter aux courants de gauche la dose de pensée libertaire qui leur a manquée en URSS et en Chine. Créons une dialectique des moyens et de la fin, un couple raisonné et raisonnant pour avancer vers un avenir meilleur de la meilleure des façons.

(En entête, Une Exécution capitale place de la Révolution de Pierre-Antoine Demachy, 1807, domaine public)

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